Violences gratuites : «L’Europe est la zone la plus pacifique du monde»

Spécialiste de la délinquance et de l’insécurité, Sebastian Roché explique qu’«il y a une baisse constante et régulière du nombre d’homicides sur le très long terme».

Propos recueillis par Nelly Terrier. Le Parisien.

26 septembre 2018, 21h32

Sebastian Roché est directeur de recherches au CNRS et professeur à Sciences-po Grenoble. Ses travaux portent sur la délinquance, l’insécurité, et sur les politiques menées en matière judiciaire et policière*. Il explique ce que « les violences gratuites », dont de nombreux actes ont ému l’opinion ces derniers mois, peuvent signifier.

On a l’impression qu’il y a une augmentation de la violence gratuite, les chiffres le confirment-ils ?

SEBASTIAN ROCHÉ. Pour aborder le thème de la violence qui augmente ou non, il n’existe qu’un critère sûr en criminologie, c’est celui des homicides, car ce sont les seuls chiffres fiables, le roc sur lequel on peut s’appuyer. Que disent-ils ? Qu’il y a une baisse constante et régulière sur le très long terme. En clair, depuis le XIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, ces chiffres fléchissent constamment. Précisément, en 800 ans en Europe (hors périodes de guerre), on est passé de 50 tués par an pour 100 000 personnes, à 1 pour 100 000 aujourd’hui. Aujourd’hui, l’Europe est la zone la plus pacifique du monde.

Comment aborder alors cette impression d’augmentation de la violence gratuite ?

Ce qui se passe, c’est que ce type d’actes – un homme tué pour une place de parking, une cigarette refusée ou une altercation banale – crée à juste titre une très forte émotion. Mourir pour si peu est intolérable. Émotion d’autant plus forte lorsque la « loi des séries » en accumule plusieurs sur un temps court. Cette réaction d’affect et de colère est absolument légitime et nécessaire. C’est une manière collective de dire : nous ne voulons pas cela, nous n’acceptons pas cela.

Et cela engendre une mobilisation, un besoin de discussion, ce sont des moments, comme les qualifiait le sociologue Émile Durckheim de « renforcement des états forts de la conscience collective ». Ces périodes ont permis au fil du temps d’augmenter le seuil d’intolérance à la violence et d’entrer dans la « civilisation des mœurs ». Un des meilleurs exemples historiques est le moment où il a été décidé que les duels étaient interdits et devenaient hors-la-loi.

Comment réagir aujourd’hui ?

Face aux phénomènes de masse, comme la violence routière ou les violences faites aux femmes, des politiques volontaristes de lutte peuvent être engagées. Pour des faits dramatiques, comme ceux de Grenoble (NDLR : la mort d’Adrien Perez, poignardé à mort) ou de Saint-Pierre-des-Corps (NDLR : Ali Unlu, 43 ans, meurt après avoir été frappé pour une place parking) récemment, mais qui restent peu nombreux, la police et la justice, au-delà de la condamnation à une peine de prison, ont aussi pour fonction de redire l’interdit moral. Les familles sont en droit d’attendre aussi des gestes symboliques des acteurs de l’État qui doivent aussi affirmer cet interdit.

Ces actes violents ont pour point commun d’avoir pour auteurs exclusivement des hommes, peut-on en dire quelque chose ?

Oui, ce sont souvent des altercations au motif futile et, au départ, personne n’a l’intention de tuer. Mais à un moment l’un des acteurs se sent atteint dans son honneur et décide d’infliger un dommage physique pour réparer cet affront. Ce sont des manifestations d’une logique d’honneur en recul.

* Sebastian Roché est l’auteur de «De la police en démocratie», (éditions Grasset).

Des contrôles de police contreproductifs.

Aujourd’hui, il est possible d’évaluer de façon rigoureuse l’égalité devant les contrôles de police et leur efficacité. Résultat : non seulement ils ciblent plus souvent les minorités ethniques, mais ils repèrent peu d’infractions et sapent la confiance dans la police.

Suite ici :

https://www.pourlascience.fr/sd/sciences-sociales/des-controles-de-police-contreproductifs-14753.php

Les émeutes de 2005 vues comme une épidémie de grippe.

Il n’y a pas eu d’embrasement généralisé, mais une extension de la violence de proche en proche dans les banlieues pauvres.

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | |Par Julia Pascual

Les violences urbaines de 2005, qui ont secoué les banlieues françaises pendant trois semaines, se sont propagées sur le territoire comme une épidémie de grippe. C’est ce qu’est parvenue à identifier et modéliser une équipe pluridisciplinaire de sept chercheurs, réunissant des sociologues, des physiciens, des mathématiciens et un informaticien.

Les résultats de leurs travaux ont été publiés le 8 janvier dans la revue Scientific Reports, du groupe Nature. Les auteurs montrent que ces émeutes, « les plus longues et les plus étendues géographiquement d’Europe contemporaine », ont agi comme un virus, contaminant des émeutiers de proche en proche, et se déplaçant sur de longues distances sans que les émeutiers eux-mêmes ne se déplacent : parties de Clichy-sous-Bois, où deux jeunes garçons sont morts électrocutés alors qu’ils cherchaient à échapper à un contrôle de police, elles ont peu à peu gagné d’autres communes d’Ile-de-France.

Il n’y a donc pas eu d’embrasement généralisé ni simultané mais une « diffusion sur la base d’une proximité géographique » qui a généré « une sorte de vague d’émeutes autour de Paris », peut-on lire dans l’article.

Effet de proximité

« Les gens sont influencés par ce qui se passe près de chez eux. La tendance à rejoindre l’émeute est d’autant plus grande qu’il y a des émeutes à proximité. Cela produit un déplacement de la vague, c’est assez étonnant, explique l’un des auteurs, le physicien Jean-Pierre Nadal, du CNRS et de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Alors qu’à l’époque, on avait l’impression que les émeutes se déroulaient un peu partout et en même temps, en fait elles durent deux ou trois jours à un endroit, elles se renforcent, puis elles décroissent de manière douce, même à Clichy-sous-Bois. Cela a fonctionné comme une ola dans un stade. »

Cette observation relativise l’impact des moyens de communication modernes : « On pense souvent que ce sont les médias qui ont un pouvoir d’influence mais notre étude montre que les émeutiers semblent plutôt adopter une démarche rationnelle et ne s’engagent dans une émeute que s’ils savent qu’ils vont se retrouver en nombre suffisant, fait remarquer le mathématicien Henri Beres­tycki (EHESS), coauteur de l’étude. C’est ce que permet une diffusion de proche en proche, comme en épidémiologie. L’influence à plus longue distance vient se rajouter dans un second temps. »

Pour identifier le phénomène de contagion, les chercheurs ont eu accès à une large base de données de la police, répertoriant tous les incidents – jets de pro­jectiles contre la police ou les pompiers, incendies de voitures, de poubelles, de bâtiments publics… – enregistrés dans toutes les communes de plus de 20 000 habitants, entre le 26 octobre et le 8 décembre 2005, ce qui couvre la période des émeutes et deux semaines au-delà.

Ouvrir les données

C’est aussi cette quantité de données à l’échelle de tout un pays qui fait l’intérêt de l’étude. D’autres travaux, portant par exemple sur les émeutes ethniques des années 1960 aux Etats-Unis, mettaient au jour la propagation des confrontations à l’intérieur d’une ville, à la façon d’une grippe. Mais elles ne permettaient pas, par exemple, d’étudier la diffusion des émeutes d’une ville à une autre. « Ces travaux montrent l’importance d’ouvrir les données à la recherche », souligne Marc Barthélémy, physicien des systèmes complexes à l’Institut de physique théorique (Saclay), qui n’a pas participé à l’étude.

En s’appuyant sur un modèle épidémiologique de propagation, les chercheurs sont parvenus à reproduire la dynamique spatio-temporelle des émeutes. Pour donner à voir l’amplitude des violences de 2005, ils ont introduit dans leur équation une variable sociologique : après avoir testé plusieurs catégories de population, ils ont retenu la taille, dans une commune, de celle des jeunes entre 16 et 24 ans, sans diplôme et hors du système scolaire. Marc Barthélémy valorise cet apport : « On modélise depuis longtemps certains phénomènes à la façon d’une épidémie, à l’image de la propagation d’une rumeur. Ce qui est nouveau, c’est de la relier à un aspect socio-économique. Cette étude trouve l’indicateur qui détermine la population susceptible de répondre à la “maladie” ».

« C’est un ingrédient important, souligne à son tour Jean-Pierre Nadal.L’émeute ne touche que les quartiers défavorisés, qui forment un réseau dense en région parisienne, et elle meurt au-delà. » C’est donc cette« géographie de la pauvreté qui permet la diffusion continue des émeutes comme une vague », appuie à son tour le sociologue du CNRS et coauteur de l’étude Sebastian Roché. Il met en avant l’intérêt d’une telle modélisation pour les pouvoirs publics : « La propagation de la violence à la suite d’une intervention de police est liée aux conditions socio-économiques, et cela doit être intégré à une nouvelle manière de faire de la police dans les quartiers sensibles. »

 

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Emeutes de Nantes : « La police a tendance à confondre force et autorité »

Dans une tribune au « Monde », le politologue Sébastian Roché estime que l’embrasement de l’agglomération nantaise après la mort d’Aboubakar Fofana révèle la défiance des populations défavorisées envers la police.

LE MONDE | • Mis à jour le |Par Sebastian Roché (Directeur de recherche au CNRS, enseigne à Sciences Po Grenoble)

Tribune. Une personne de 22 ans a été tuée lors d’un contrôle de police, mardi 3 juillet. On ne sait pas encore exactement ce qui s’est passé à Nantes. Mais la dynamique d’ensemble est bien connue et se vérifie une fois encore, depuis le choc qui crée l’embrasement à sa propagation.

Les émeutes de 2005 – les plus importantes que la France ait connues par leur durée et leur extension géographique ou encore le nombre de participants – trouvent leurs origines dans le fait que plusieurs enfants ont été tués dans une course-poursuite avec la police. La mort des enfants appelle la vengeance, car ils symbolisent l’innocence et la fragilité.

La mort d’une personne adulte a moins de puissance symbolique, mais c’est une cause fréquente de révolte contre la police ou le gouvernement en France, au Royaume Uni ou aux Etats-Unis, pour se limiter aux pays occidentaux. L’émotion est d’autant plus contagieuse que le groupe social ou ethnique qui est touché a souvent été victime dans le passé récent de diverses discriminations et se voit surreprésenté dans le profil des personnes décédées au cours des opérations de police.

Et on a déjà observé ce mécanisme : alors que les émeutes commencent dans le quartier du Breil, dans la nuit du 5 au 6 juillet, les destructions se sont déportées vers d’autres quartiers de la ville (dans le quartier de la Bottière au nord-est de Nantes, et à Bellevue, au sud-est), tous ces quartiers étant pauvres et touchés par le chômage plus que la moyenne. Dans la nuit du 5 au 6, le Breil a donc été épargné soit parce qu’il avait exprimé son potentiel d’émeutes en deux nuits (ce qui est plus court que ce qui a été observé en 2005), soit du fait de la forte présence policière (200 CRS y ont été affectés).

On peut évidemment saturer le terrain s’il ne s’agit que d’un quartier ou d’une petite commune ; des collègues ont montré que, dans les villes américaines, cela avait des effets apaisants de court terme, pour peu que le dosage de police soit le bon (ni trop ni trop peu). Il reste que l’émeute sait « sauter » vers une autre grande ville, à la faveur d’un second incident, et alors, un autre processus géographique peut commencer. Mais l’éloignement géographique des villes limite cette possibilité.

Regagner la confiance

Quelle est la bonne approche face aux émeutes ? Il faut d’abord rappeler que, paradoxalement, le contrôle à l’issue tragique faisait partie d’une opération visant à limiter les troubles à la suite d’échanges de coups de feu dans le quartier du Breil. La police en France répond, pour une part, aux problèmes qui touchent les quartiers pauvres. Malgré cela, elle a tendance à confondre force et autorité. On perd de vue l’idée de rechercher le consentement, de faire adhérer les citoyens à l’ordre social et politique.

C’est une option risquée. Pour les agents, pour les citoyens, pour la démocratie. Il faut s’interroger sur la manière de prévenir les émeutes plutôt que se contenter de les étouffer partiellement et temporairement. Le candidat Emmanuel Macron avait diagnostiqué la perte de confiance des quartiers pauvres et des minorités vis-à-vis de la police. Le constat n’était pas neuf, mais au moins, il affichait une ambition : réfléchir à un autre mode d’intervention de la police, et pas uniquement au comportement des agents de terrain. Et il avait indiqué l’urgence de regagner la confiance. C’était essentiel. Et cela le reste.

C’est le cas à Nantes, à partir d’un contrôle qui prend un tour dramatique avec le décès d’Aboubakar Fofana. Sans du tout affaiblir l’événement, il convient de rappeler que les polices européennes – et la France ne fait pas exception – ont une particularité.

Par rapport à leurs homologues brésiliennes, russes ou mêmes américaines, elles utilisent bien plus rarement leurs armes et sont moins militarisées dans leur mode d’action. C’est le résultat d’un processus historique et long de pacification des mœurs, de séparation de l’armée et de la police, d’augmentation de la sélection et de l’entraînement des agents, et des normes juridiques correspondantes. Cela constitue une force morale incroyable, une source puissante de la légitimité de l’Etat et des polices elles-mêmes. Je pense que, par exemple, cette pacification explique le caractère préoccupant mais limité de la violence des émeutiers en France.

Modèle mathématique de la contagion

En 2005, à la suite du décès des adolescents, toute la France s’est embrasée. Nous avons analysé le processus de diffusion spatial avec Jean-Pierre Nadal, Henri Berestycki, Marie-Aude Depuiset, Mirta B. Gordon, Nancy Rodriguez et Laurent Bonnasse-Gahot. Les chercheurs de la Maison des sciences de l’homme ont mis au point un modèle mathématique qui montre l’importance de la contagion de proximité et les principes de progression des émeutes locales, qui se meuvent comme une onde qui se déplace sur une mer de pauvreté. On retrouve cette logique à Nantes.

Certes, comme il y a peu de territoires proches du point de choc susceptibles de s’embraser du fait de leurs caractéristiques socio-économiques désavantagées – c’est-à-dire de jeunes hommes au chômage – et de leur ressentiment vis-à-vis de la police, il est peu probable qu’il y ait une diffusion de l’émeute initiale sur une longue distance. Le tapis de pauvreté de l’Ile-de-France n’existe pas à Nantes. Mais l’émeute a bien une propension à voyager à plus courte distance au sein de l’agglomération.

La confiance gagnée fait qu’un incident, même dramatique, est perçu comme une faute grave, mais pas comme une énième manifestation d’un rapport d’hostilité entre police d’un côté et populations défavorisées de l’autre. Ce qui se passe à Nantes montre le chemin qui reste à accomplir. Le potentiel disruptif du président s’est-il évaporé en matière de police ?

La police de sécurité du quotidien, la nouvelle police qui gagnera la confiance, a été annoncée. Mais si son mode d’emploi au quotidien et sa doctrine ne sont pas précisés, et si les agents ne sont pas formés pour intervenir selon cette politique, alors rien ne changera. Et le modèle mathématique des vagues d’émeutes restera valide.

Sebastian Roché a notamment écrit De la police en démocratie (Grasset, 2016)