Pour une police tournée vers les besoins locaux

ENTRETIEN. Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, Sciences Po Grenoble, est l’auteur de De la police en démocratie (Grasset).

Propos recueillis par A. L.

HORS-SÉRIE no 62 Urbanisme, pp48-49. « 40 ans de politique de la ville ». Nov.-Déc. 2017 https://www.urbanisme.fr/40-ans-de-politique-de-la-ville/special-62/126

 

 

Année des procédures HVS, 1977 est aussi celle du rapport d’Alain Peyrefitte «Réponse à la violence » qui fournit de nouvelles orientations politiques en matière de sécurité.

Sebastian ROCHÉ: Le grand enjeu, c’est la place reconnue au citoyen par le gouvernement dans notre démocratie. Le rapport Peyrefitte aborde d’une façon moderne la question de la sécurité, hors contexte terroriste. C’est le premier document officiel qui part de la perception des problèmes qu’ont les habitants, au lieu de les définir par l’expertise de l’administration. Le sentiment d’insécurité est « le fil conducteur » de sa réflexion avec la première sociologie de «qui a peur».

Il propose des approches locales pour faire dialoguer la police avec les acteurs locaux,
et envisage des comités départementaux de prévention de la délinquance, permettant de coordonner les différentes administrations. En fait, ces comités ne verront pas le jour à
ce niveau territorial parce qu’on créera des conseils communaux à partir des années
1981-1982. Mais Alain Peyrefitte a déjà en tête l’idée qu’il faut rapprocher l’administration des réalités que vivent les citoyens. Tous ces points vont rester d’importance jusqu’à aujourd’hui.

L’image qu’a laissée Alain Peyrefitte, ministre de la Justice de 1977 à 1981, est plutôt celle d’un tenant d’une doctrine répressive traduite notamment dans la loi « Sécurité et liberté » (1981).

S. R.: La gauche arrive au pouvoir en 1981, mais on va constater la continuité des idées entre le rapport Peyrefitte et le rapport de la Commission des maires pour la sécurité, présidée par Gilbert Bonnemaison, maire socialiste d’Épinay-sur-Seine. Celui-ci ne se place pas dans l’optique d’une confrontation gauche-droite sur les questions de sécurité mais dans la recherche d’un consensus au niveau local. Il est l’auteur de la formule emblématique « prévention répression solidarité ». Cette formule met ensemble des termes qui se repoussaient jusqu’alors. C’est très nouveau, et on notera que le terme « solidarité » a disparu depuis des politiques de sécurité. La continuité avec Peyrefitte tient au rôle clé du niveau local. L’idée est de créer des structures qui permettent à différentes administrations de coopérer. Et, en 1981, le patron des conseils communaux de prévention de la délinquance (CCPD) est le préfet. Même si le maire va siéger à ses côtés. Ce n’est qu’en 2007 que le maire deviendra le président des CLSPD (les successeurs des CCPD).

Dans cette période, un ensemble de rapports et de missions (Bonnemaison, Dubedout, Schwartz, Belorgey…) vont pro- mouvoir cette idée de partenariat, de service, de coalition locale pour s’attaquer à l’insécurité, l’exclu- sion, l’insertion des jeunes.

S. R.: L’idée du partenariat développée par Gilbert Bonnemaison est une approche qui bouleverse le modèle classique de l’adminis- tration. C’est une révolution intellectuelle par rapport à l’image d’un État central intervenant à travers ses administrations en tuyaux d’orgue. En 1982, le rapport Belorgey est rendu au ministre de l’Intérieur, il contient des éléments proches déclinés pour faire « Les réformes de la police». L’idée de Gilbert Bonnemaison va essaimer au Canada, en Australie… À ce moment-là, ce qu’invente la France en matière de réponse à la délinquance est regardé dans le monde entier. Dans certains pays, on continue d’ailleurs à promouvoir des conseils de prévention de la délinquance, en République démocratique du Congo, en Tunisie… C’est une invention extrêmement importante.

Ensuite, il y a la création de la Délégation interministérielle à la ville en 1988, puis du ministère de la Ville. La spécificité des réponses à la délinquance semble disparaître, comme s’il y avait une difficulté à penser de telles réponses.

S. R.: Il y a toujours eu des positions clivées par un débat de fond : est-ce que la délinquance est une cause ou une conséquence ? Pour simplifier les choses, la Délégation interministérielle à la Ville était plutôt porteuse de la sensibilité suivant laquelle la délinquance est une conséquence. Ce qui signifie que régler les problèmes socio-économiques est un préalable à la réduction de la délinquance. Pour l’autre sensibilité, bien représentée au ministère de l’Intérieur, le social et l’économique ne sont pas les causes essentielles de la délinquance. À mon avis, personne n’a complètement tort ni complètement raison, la délinquance est une conséquence, certes, mais aussi une cause. Elle contribue à modifier la préférence pour tel ou tel établissement scolaire, entraîne des déménagements, des attitudes de fermeture par rapport à d’autres communautés. La délinquance a bien des effets sur la vie sociale et sur la capacité à redynamiser des territoires. Mais la concentration des désavantages socio-économiques est décisive. Et la police ne réglera pas seule, tant s’en faut, l’insécurité des villes. Il faut adopter une approche équilibrée.

Il y a toujours une discussion autour de l’impact des espaces bâtis sur la délinquance. Certains concepteurs et même des élus parlent d’une architecture criminogène.
S. R.: Oui, on parle de la prévention de la délinquance par la conception des espaces urbains. Comme l’essentiel des finan- cements de la politique de la ville va en fait à l’intervention urbaine – désenclavement physique, démolition des barres et des tours, passage des voies au milieu des cités –, se poser la question apparaît légitime. La théorie la plus connue en la matière est celle de « l’espace défendable ». Si l’espace se prête à une surveillance mutuelle, alors il contribue à limiter la délinquance. Mais, inversement, quand une minorité d’entre- preneurs délinquants prennent le contrôle de ces espaces, ce sont eux qui voient tout. Donc tout dépend de qui contrôle. Ce sont surtout les caractéristiques des populations qui priment, pas celles de l’espace.

On assiste au renouveau de la réflexion sur la « prévention situationnelle ». Cette
idée va être acceptée par le ministère de l’Intérieur, peu porté à la prévention sociale, et débouchera sur la création de postes de conseillers pour faire une analyse des risques, par exemple dans les bâtiments : combien d’accès ? Comment sont contrôlés les accès par les ascenseurs depuis le sous-sol ? etc. Et au fait que, au conseil interministériel de la prévention de la délinquance, les financements vont plutôt vers la vidéo-surveil- lance qui est assimilée à un outil de prévention situationnelle, bien que les études montrent pourtant qu’elle n’a pas cette vertu, en dehors des parkings fermés.

Avec l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, l’orientation gouvernementale sonne comme un retour à la police de proximité que Nicolas Sarkozy avait supprimée.

S. R.: Il y a deux points essentiels à comprendre. D’abord, la police n’a pas réussi à évoluer dans son approche des zones défavorisées et du service au citoyen, elle est plus proche de celle de la Grèce que du Danemark en la matière, comme je l’ai montré dans mon livre, d’où l’accent sur la confiance à mériter. Ensuite, la sécurité ne dépend pas pour l’essentiel de la police, d’où l’accent sur le partenariat : ensemble, on peut y arriver. Ce qui intéresse Emmanuel Macron, c’est de faire une réforme, pas de discuter une terminologie. Mais, dans sa police de sécurité du quotidien se retrouvent les thématiques évoquées dans la période 1975-1982: obtenir la confiance de la population avec une police tournée vers les besoins locaux, construire un partenariat local pour être efficace et, fait nouveau, limiter les contrôles d’identité dont il reconnaît le caractère discri- minatoire. Si Gérard Collomb intègre vraiment la question des discriminations et celles plus classiques de prévention et de lutte contre la délinquance, il ira plus loin que la police de proximité de Jean-Pierre Chevènement entre 1997 et 2000.

Que convient-il de faire pour réussir la réforme de la police de sécurité du quotidien ?

S. R. : En fait, il faut remettre sur la table la question de la coor- dination de la prévention et donner aux élus un rôle de chef et un pouvoir d’orienter la politique policière locale, et aux habitants celui de juger s’ils sont satisfaits ou pas du service qu’on leur rend. Si on ne fait pas cela, on ne changera rien: il n’y aura pas de véritable réforme. Il faut absolument repenser le meccano de ce qu’on appelle la gouvernance locale de la sécurité. C’est le véritable cœur de la police de sécurité du quotidien. La question clé, c’est qui sert-on ? Est-ce qu’on sert les habitants et le maire ? La loi obligera-t-elle à prendre en compte leur satisfaction ? Si la loi pose que le maire participe, au moins à égalité avec le préfet, à la définition des priorités policières et au suivi de leur réalisation, et que les habitants ont droit à un service de qualité, alors un nouvel écosystème local de prévention et de lutte contre la délinquance se développera. Si, par contre, il ne s’agit que d’augmenter les effectifs de police, avec l’idée de faire plus mais comme avant, les difficultés dans les quartiers sensibles vont perdurer, inchangées