La multiplication des homicides policiers depuis 2017 pose question

La multiplication des homicides policiers sur les conducteurs ou occupants de véhicules depuis la loi de 2017 mérite attention. Encore deux morts de plus. Les diagnostics de la perte d’autorité ou la violence grandissante sont les mamelles des discours de certains syndicats de police, et de certains de leurs conseils. Pourtant, aucune preuve précise n’a été apportée sur les refus d’obtempérer comme indicateurs de ces tendances. Il faut commencer par le commencement : il n’y aurait pas de refus d’obtempérer s’il n’y avait pas de contrôle. Plus on demande à des contrôleurs de faire des contrôles plus il va y avoir des refus. C’est mécanique. Ceci signifie que pour affirmer qu’il y a une propension croissante au refus d’obéir il faut connaître deux valeurs : le nombre total de contrôles réalisés, et le nombre total de refus.

Or, l’onisr ne publie pas le nombre total de contrôle. On ne peut donc pas affirmer que la propension au refus augmente, car … on n’en sait rien ! On peut regarder, faute de mieux, la part des refus avec mise en danger par rapport aux refus sans mise en danger. Et que constate – t – on ? En 2012 il y a 2.500 refus dangereux contre 19.000 refus non dangereux (total 21.500). C’est 13% de refus dangereux. En 2020 (dernière année dispo) il y a 4.500 contre 26.600 (total 31.100) soit 16% de refus dangereux. Il y a bien une modification de 3 points en 10 ans, mais rien qui ressemble à un tsunami. L’essentiel de l’augmentation pourrait bien être liée à l’augmentation du nombre total des contrôles (approximé ici par le total des refus, dont l’essentiel est fait de refus simples). Surtout, cette hausse de 3 points n’explique pas la hausse de la violence policière. L’usage des armes est l’expression la plus directe de celle-ci. Il n’existe pas encore d’étude publiée dans un journal académique, il faut rester prudent, mais les premières évaluations à partir des sources ouvertes de l’usage mortel des armes par la police est assez inquiétant. En effet, le site bastamag parle d’une augmentation sans rapport avec quelques points, bien plus massive https://basta.media/refus-d-obtemperer-quatre-fois-plus-de-personnes-tuees-par-des-policiers-depuis-cinq-ans… Le rapport annuel 2021 de l’IGPN confirme d’ailleurs l’élévation du nombre de tirs. Ceci a poussé la Défenseur des droits à se saisir du dossier https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/06/28/refus-d-obtemperer-la-defenseure-des-droits-se-saisit-de-trois-dossiers-mettant-en-cause-des-policiers_6132322_3224.html

Si les résultats se confirmaient, ils expliquerait le bruit médiatique de certains syndicalistes de police (et leurs mantras: perte de l’autorité et société devenue plus violente) : il aurait pour but de faire rater aux journalistes la tendance de fond faite d’augmentation des violences policières mortelles. Et… cela n’a d’ailleurs pas trop mal marché car même la presse de qualité reprend les propos des dites organisations « L’affaire de Vénissieux illustre la recrudescence et la dangerosité des refus d’obtempérer » https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/08/20/l-affaire-de-venissieux-illustre-la-recrudescence-et-la-dangerosite-des-refus-d-obtemperer_6138509_3224.html titre ainsi Le Monde.

La multiplication des tirs policiers mortels est un danger pour le 1er des droits humains, le droit à la vie. Et le fait que certaines personnes tuées par la police aient commis des délits n’autorise pas à les exécuter. Il faut questionner la pertinence de la stratégie de multiplication des contrôles. Sont-ils efficaces ? Réduisent ils effectivement la délinquance ? Rien ne prouve que leur multiplication a bien l’effet qu’on leur prête. Sont-ils efficients, c’est à dire leur efficacité est elle élevée en tenant compte de leurs coûts ? On peut en douter étant donné le nombre de tués dénombrés. Le coût social de la police est donc de plus en plus conséquent, pour un gain inconnu.

J’ajoute que la quasi impossibilité (même si elle n’est pas totale) par une cour de montrer la responsabilité du policier tireur – en raison d’une loi trop floue- ouvre plus grande encore la boite de Pandore de la violence policière, et qu’il sera fort malaisé de refermer.

« Le ministère de l’Intérieur n’a aucune stratégie face à la délinquance »

Tribune Par Sebastian Roché Publié le 19/07/2022 à 12:08 dans Marianne https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/le-ministere-de-linterieur-na-aucune-strategie-face-a-la-delinquance

Dans une tribune, Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et auteur de « De la police en démocratie » (Grasset), explique, à l’heure où une nouvelle flambée de délinquance frappe la France, à quel point le ministère de l’Intérieur ne dispose d’aucun dispositif fiable pour appréhender le résultat de ses actions.

À chaque fait divers, la même turbulence médiatique se déclenche, avec déclarations opposées des uns et des autres, suivant qu’ils sont aux affaires ou dans l’opposition. Sans parler de la mécanique de la surenchère, dont on connaît les rouages. Ainsi est née la rhétorique de l’« ensauvagement », empruntée au Rassemblement national par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. D’ailleurs aussi vite oubliée au profit de celle du « bon bilan » du gouvernement en matière de sécurité pour l’élection présidentielle de 2022.

PREMIÈRE FACE : L’ENJEU POLITIQUE

La délinquance a deux faces. C’est d’abord un enjeu politique : à quelques exceptions près, tout candidat à une élection ou toute personnalité accrochée à son maroquin se doit de faire des déclarations enflammées sur le péril, et sur sa capacité à endosser le costume du sauveur. Les responsables du ministère de l’Intérieur et l’Élysée jouent une pièce de théâtre : d’un côté il y a le mal, et de l’autre la police. Le registre est l’indignation morale – « la drogue, c’est de la merde » – façon Margaret Thatcher : « jamais, jamais vous ne m’entendrez dire qu’il faut économiser sur la loi et l’ordre ».

La pièce, bien que jouée mille fois, semble plaire aux Français. La délinquance comme enjeu politique et pièce de théâtre mobilise tout ce qu’un ministre peut donner. Il va se déplacer sur les lieux pour assister à la représentation spontanée mise en scène à son endroit : patrouille sur les lieux de deal avec les agents, visite de commissariat.

DEUXIÈME FACE : LE PROBLÈME DE POLITIQUE PUBLIQUE

Le second visage de la délinquance, c’est le problème de politique publique : un ensemble de nuisances et de risque qu’il faut réduire. Aussi curieux que cela puisse paraître, ce visage de la délinquance n’intéresse pas le ministère de l’Intérieur. Ainsi, la police ne sait pas vraiment si les auteurs de délits et les crimes sont plus nombreux. Et pas non plus si les délinquants ont rajeuni (ce qui, depuis vingt ans que le slogan est répété, devrait pousser à des mesures au berceau si le phénomène était avéré). Et encore moins si les attaques au couteau s’envolent. Pourquoi ? Une raison est que la délinquance des jeunes émeut beaucoup en période électorale, moins après : ainsi on n’a construit aucun outil pour mesurer le phénomène en question.

On disposait bien d’enquêtes de l’Insee sur les victimes (suspendues depuis quelques années), mais pas de leur équivalent les « enquêtes de délinquance autodéclarée ». En France, ni les unes ni les autres n’ont jamais été jugées utiles, et surtout jamais utilisée. Gérald Darmanin l’a dit : « J’aime beaucoup les enquêtes de victimation et les experts médiatiques, mais je préfère le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing ». Ce qui compte : l’enjeu politique ! Cette posture, classique de tout ministre, n’a pas évolué aussi loin que je me souvienne.

LE JOB DE DIRECTEUR DE LA STRATÉGIE N’EXISTE PAS

Il faut bien avouer qu’avoir des indicateurs précis de la réalité n’aurait d’intérêt que si le ministère de l’Intérieur avait une stratégie. Or, ce n’est pas le cas. Malgré quelques tentatives éphémères, le job de directeur de la stratégie n’existe pas. Ce qui signifie qu’il n’y a pas d’instance officielle pour la produire, pas de « Recherche et développement », dans le vocabulaire du privé. Cela paraît improbable, mais je laisse le lecteur s’en convaincre par ses propres recherches. Faisons un parallèle : imaginons un constructeur automobile qui dirait « notre stratégie, c’est de déplacer les personnes ». Il aurait tort : une stratégie consiste à définir le véhicule utile pour réaliser certaines tâches, et voir comment il peut être fabriqué pour un coût raisonnable.

Dire que « la police nous protège » n’est pas une stratégie, c’est du théâtre. Enfin la cerise sur le gâteau tient à l’absence d’intérêt pour l’efficacité de la police elle-même. Le ministère ne dispose d’aucun dispositif fiable pour vérifier si les actions entreprises ou les programmes déployés réduisent les problèmes avec un coût acceptable. Il n’existe aucun document rigoureux d’analyse de leurs effets. Aucun. En toute logique, les jeunes cadres de la police ne sont d’ailleurs pas formés à l’analyse des causes de la délinquance.