« Suicidez-vous » : ce que disent ces slogans sur l’état de la confrontation entre Gilets jaunes et forces de l’ordre

Propos recueillis par Carine Janin, Ouest France, 21 avril 2019, version online

Une enquête a été ouverte par le parquet de Paris après les propos sur le suicide scandés par des manifestants à des membres des forces de l’ordre, lors de la nouvelle mobilisation des Gilets jaunes dans la capitale, samedi 20 avril. Un nouvel épisode dans la confrontation qui oppose policiers et manifestants depuis le début du mouvement ? La réalité est plus complexe, estiment des chercheurs.

Ces propos ont été tenus alors que, selon l’intersyndicale qui regroupe les représentants des divers corps de la police, 28 policiers se sont donné la mort depuis le début de l’année. Vendredi, les syndicats de policiers avaient d’ailleurs appelé à des mobilisations silencieuses après deux nouveaux suicides survenus dans la semaine.

Ces cris lancés place de la République choquent car ils font allusion à la mort que se donnent à eux-mêmes des policiers en ignorant leur malaise et la déflagration qui percute ceux qui restent : enfants, parents, amies et amis, compagnes et compagnons.

Cette violence verbale signifie-t-elle qu’un cap a été franchi dans la haine contre les « flics » ? « Prudence, dit d’abord Jacques de Maillard, professeur de sciences politiques et directeur adjoint du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). On ignore combien de manifestants ont scandé ces propos. Or les réseaux sociaux ont une telle puissance qu’ils peuvent donner à une parole minoritaire une résonance énorme ».

Par ailleurs, rien de neuf dans cette haine contre la police : « Dans toutes les mobilisations où les enjeux de maintien de l’ordre sont des points de tension, on voit surgir des slogans haineux ». Comme « All cops are bastards » (tous les flics sont des salauds), ou « CRS SS ». Or précisément, la question des violences policières est au centre des mobilisations de ces derniers mois. « C’est devenu un motif même de manifestation, poursuit Jacques de Maillard. On a beaucoup parlé du nombre de blessés, des tirs de LBD, etc. »

« Une grande désorganisation qui alimente les violences »

« Ces mots s’inscrivent à l’intérieur d’un conflit qui dure depuis 22 semaines, note aussi Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS et auteur de De la police en démocratie (Grasset). On échange des coups et des paroles. Mais il ne faut pas forcément prendre ces propos de manière littérale. Les gens ne pensent pas vraiment que ce serait une bonne chose si on avait 150 000 suicides dans la police. C’est un élément dans une confrontation. D’un côté, on entend : ‘Suicidez-vous’. Mais sur d’autres vidéos, on a vu des policiers charger et dire : ‘Pas de quartier’. ‘Pas de quartier’, cela signifie : pas de prisonniers, on tue tout le monde. Bien sûr, ce n’est pas la réalité ».

Pour Sebastian Roché, cette polémique n’est qu’un nouvel épisode dans une opposition qui dure depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, en novembre dernier. Et qui met face à face d’un côté, des policiers, et leur responsable, Christophe Castaner, « qui ignore les violences policières ou assure qu’elles sont toutes recensées par l’IGPN ». De l’autre, des manifestants, qui dénoncent la répression politique. Chacun y désigne l’autre comme le « mauvais ».

La réalité est « plus complexe » : au sein même de chaque groupe, il y a des points de vue différents. « Il y a des policiers qui refusent la violence policière, s’interposent devant des coups de matraques, et des Gilets jaunes qui ont voulu arrêter d’autres Gilets jaunes qui tentaient de lancer des projectiles ou d’allumer des feux. On a vu ces images ». Le chercheur pointe, « des deux côtés, une grande désorganisation qui alimente les violences et invectives mutuelles ».

La durée du conflit met aussi de l’huile sur le feu. « Quand un conflit dure et s’enkyste, les propos sont de moins en moins amènes, fins. Une tactique est d’essayer de dénier la part d’humanité au groupe d’en face. En l’occurrence, on accuse : ‘ce n’est pas humain de dire à quelqu’un : ‘Suicidez-vous’ ».

Outre la durée du conflit, l’absence d’horizon politique « alimente des propos plus acerbes, plus âcres, parfois mal placés. La question essentielle est : pourquoi le gouvernement n’a-t-il réussi à trouver les conditions du dialogue pour que l’issue de ce conflit soit politique car elle ne peut pas être policière ? »

Globalement, « entre 70 % et 80 % » de la population soutient la police comme institution, indique le politologue Jacques de Maillard. « Il y a une reconnaissance, dans les pays d’Europe de l’Ouest, de l’utilité de la police, dit de son côté Sebastian Roché. Mais le chercheur pointe, en France, « un faible taux de satisfaction de la police : les gens trouvent, en général, le service médiocre et la police est souvent discriminatoire par rapport aux autres pays de l’Union européenne. Parallèlement, une confrontation particulière s’exprime, de longue date, en banlieue. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est le regard critique de la France de villes moyennes et du bas des classes moyennes. Une France « blanche », qui n’a pas l’habitude d’être en conflit avec la police comme peuvent l’être les habitants des banlieues. Ce sont des tensions nouvelles qui se sont ajoutées à ce que l’on connaissait. »

Ceux qui rejettent totalement la police sont-ils nombreux ? « Pas du tout, répond Sebastian Roché. Ils ne sont qu’une toute partie de la population à la considérer comme un ‘chien de garde du capitalisme’. D’une manière globale, rares sont ceux qui considèrent qu’on n’a pas besoin de la police car en Europe de l’Ouest, l’État est l’État policier mais aussi l’État social. Seuls les anarchistes ne veulent pas du tout d’État et donc de police. »