« Le dispositif policier hors norme contre les “gilets jaunes” signale la faiblesse de l’Etat » / Le Monde

Le Monde. Par Sebastian Roché Publié le 10 décembre 2018 à 10h14 – Mis à jour le 10 décembre 2018 à 10h36.

Inédites par leur synchronisation sur tout le territoire français, les manifestations des « gilets jaunes » ont été jugulées sans drame par le ministère de l’intérieur. Mais cette démonstration de force révèle un Etat faible, explique, dans une tribune au « Monde », le sociologue Sebastian Roché.

Tribune. Les représentants du peuple, président en tête, sont accusés par les « gilets jaunes » de ne plus le représenter. Une colère populaire s’exprime à Paris, mais aussi dans toutes les villes de France, de Brest à Strasbourg, de Lille à Marseille, de Besançon à Bordeaux. Spectaculaire. Massive. Inédite par sa synchronisation sans chef. Si la forme n’est pas nouvelle – battre le pavé, bloquer, affronter la police, détruire le mobilier et piller, cibler bâtiments officiels et symboles –, son extension géographique et la diversité des publics assemblés le sont.

La force de cette révolte horizontale, qui dure depuis mi-novembre, « ni de gauche ni de droiteE », aux revendications peu formatées politiquement, est mal comprise par le gouvernement, et son ampleur méconnue. Ce défaut d’analyse oriente son choix vers un dispositif de maintien de l’ordre d’une taille suffisante pour provoquer du ressentiment et insuffisante pour saturer le terrain.

Après deux semaines de blocages, filtrages, manifestations et heurts, un point haut est atteint le samedi 1er décembre. Les images font le tour du monde : l’incendie d’une préfecture au Puy-en-Velay, des barricades (obstacles plus symboliques que réels au progrès des policiers), des graffitis et une statue endommagée dans l’Arc de triomphe, et des groupes qui réussissent à s’approcher des palais gouvernementaux. Serait-ce une insurrection qui se dessine ? Le gouvernement est aux abois.

La cote de popularité du jeune « président des riches » est au plus bas. Celle des “gilets jaunes”, au zénith, ne faiblit pas. La tentation est trop forte, même le chef du parti Les Républicains endosse un gilet jaune. Il est décidé d’afficher la fermeté : le 8 décembre, l’Etat sera plus fort que les « factieux », selon le mot de M. Castaner, « ceux qui veulent le chaos », selon ceux de M. Macron.

En démocratie, ce sont le gouvernement et ses représentants, les préfets, qui décident de la stratégie policière, et non les policiers. Les décisions sont prises par le ministre lui-même lorsque la crise a cette ampleur. Le préfet de police de Paris dirige l’action de ses services, les divers services de police locaux (en civil et en tenue), les sapeur-pompiers, les unités de forces mobiles (UFM) – les CRS et les gendarmes mobiles. Cela suppose une intégration de toutes les directions policières et non policières dans un dispositif, lui-même piloté depuis un « centre opérationnel ». En province, l’architecture du dispositif est comparable, mais doté de moins de moyens.

La stratégie retenue est « mixte » : le blocage de l’accès à certains espaces (par exemple la place de l’Etoile ou le palais de l’Elysée) par des moyens conséquents de forces mobiles, et la dispersion des groupes qui s’en approchent ; la création de ce que la presse a appelé des « fan-zones », c’est-à-dire des lieux autorisés de rassemblement après fouille des participants, (comme les Champs-Elysées) ; l’interpellation des pilleurs, auteurs de destructions ou de violences par des équipes « légères » ; l’utilisation d’un hélicoptère et de drones pour repérer, et des blindés de la gendarmerie pour supprimer les éventuelles barricades ; filtrage et contrôle en amont : le préfet a le droit d’interdire d’accéder à des morceaux de ville, le procureur celui de faire ouvrir les coffres de voitures aux lieux-clés, – les points d’entrée dans la capitale –, les médias sociaux sont scrutés par les services de renseignement, ce qui conduit à des arrestations dites « préventives ». Mais la principale modification est numérique.

Beaucoup plus d’agents sont mobilisés dans toute la France, notamment à Paris, avec un doublement des effectifs. Les chiffres officiels sont de 89 000 et 8 000 contre 60 000 et 4 000, respectivement. C’est considérable. Enorme même. A Paris, jamais autant d’UFM n’ont été mobilisées, soit 60 au complet, en plus des unités spécialisées de la préfecture de police. Jamais autant de blindés n’ont été positionnés dans les rues. Le nombre d’interpellations est sans précédent depuis Mai 68.

Alors, qui sort vainqueur de ce test-match ? La « casse » est encore inconnue. La priorité policière était d’éviter de relever un mort (il n’y en a pas eu) et de limiter le nombre de blessés (environ 118, dont 17 policiers, contre 220 et 284 respectivement la semaine précédente). On peut y voir un effet des intentions des protestataires : dans leur masse, ils voulaient se faire entendre sans violence, et ils ont réussi. Mais aussi un effet des timides premiers pas vers un dialogue fait par le gouvernement, qui ont pu aussi contribuer à apaiser les esprits. Et enfin de la tactique policière qui a eu ses effets à Paris, et moins nettement à Bordeaux, par exemple, signe qu’il ne faut pas réduire les effets à une seule cause.

Reste que la bataille critique pour sa légitimité, son droit moral à gouverner, est mal engagée par le gouvernement : celle des “gilets jaunes” semble plus établie, motivée par les injustices subies. On dénombre 136 000 participants en France, autant que la semaine dernière. Et ce malgré la dramatisation de la communication du ministre de l’intérieur sur les risques de violence, malgré les ressources policières, malgré la présence de véhicules blindés à Paris. Oui, la police et la gendarmerie ont été présentes.

Oui, un arbitrage convenable mais perfectible entre protection des institutions et droits des manifestants a été trouvé. Pourtant, loin de manifester sa force, ce dispositif hors norme signale la faiblesse de l’Etat. La répétition des heurts avec la police, certaines images d’actions comme la centaine d’élèves à Mantes-la-Jolie à genoux ou l’usage inutile des Flash-Ball illustrent le fait que l’obéissance résulte de la force et non la légitimité. L’ordre policier dans les rues ne vaut pas légitimité du pouvoir. S’il ne doit s’appuyer que sur lui, le gouvernement est menacé : le dispositif policier est à son point de rupture. Surtout, sa fonction n’est pas de se substituer à la légitimité politique. La cohésion nationale résulte d’un compromis politique issu d’un dialogue. C’est au gouvernement de trouver le moyen de l’établir.

Sebastian Roché est l’auteur de « De la police en démocratie » (Grasset).

«C’est le gouvernement qui assure l’ordre et la cohésion d’une société, pas la police»

Politique | L’Opinion publié le 07/12/2018 / interview par Irène Inchauspé

 

Les faits — Sebastian Roché est Directeur de recherche au CNRS/Sciences-Po Grenoble, auteur de De la police en démocratie (Grasset).

La crise actuelle est­elle différente de celles que la France a connues dans le passé ?

Non, depuis l’après-guerre, chaque transformation de l’industrie, de la pêche ou de l’agriculture, a donné lieu à des crises présentant les mêmes symptômes qu’aujourd’hui. Des formes de protesta- tion « spontanées », assorties de violences, de destruction et de demandes de démission du gou- vernement. Par exemple, la grosse crise paysanne de 1961, provoquée par l’effondrement du cours de la pomme de terre, qui impactait le pouvoir d’achat des paysans. Ils avaient peur de « décrocher » par rapport aux classes moyennes, estimaient ne pas être entendus par le chef de l’Etat. A l’époque, 5 000 agriculteurs ont « pris d’assaut » la ville de Morlaix et détruit la préfecture. La presse parlait alors de « brutalité spontanée », de « violences rustres et sans perspectives » comme aujourd’hui. On retrouve les mêmes éléments dans la crise de la sidérurgie en 1978 à Longwy, dé- marrée par le « bouche-à-oreille », où les manifestants, 25 000 personnes, s’en sont pris à la presse, aux banques, revendiquaient la même chose que les Gilets Jaunes. La crise actuelle est grave mais ce n’est pas la fin du monde. Chaque fois qu’on a changé de modèle économique ou de société, les protestations ont été spontanées et violentes.

Il y a quand même eu, samedi dernier, beaucoup de violences à Paris et en Province… 

Les Gilets jaunes, et jusqu’ici l’opinion publique, les jugent légitimes. La question n’est pas les vio- lences elles-mêmes, mais leur légitimité et leur signification. Celles commises jusqu’ici sont pen- sées comme une réponse aux violences économiques et sociales subies, les gens se sentent mena- cés économiquement et cela légitime leurs actes violents. Pour autant, les policiers ne sont pas ci- blés directement. Ils ne sont pris à partie que parce qu’ils se trouvent sur le chemin de la protesta- tion. Jusqu’à présent, ils n’ont tué personne. Cela dit, la police elle-même ne va pas résoudre cette crise. C’est le gouvernement qui assure l’ordre et la cohésion d’une société, pas la police. Du côté des Gilets jaunes, bien qu’on entende dire qu’ils vont venir à Paris par dizaines milliers pour tuer, je ne crois pas que des groupes soient en train de préparer des assassinats politiques. Ce n’est pas, contrairement aux Etats-Unis, une tradition en France et cela signerait la mort du mouvement des Gilets jaunes : cette violence-là serait injustifiable. Les études que je mène démontrent qu’en France les niveaux de violence sont faibles et toujours surestimés ; ce qui est une autre façon d’ex- primer le paradoxe de Tocqueville : plus un mal devient rare, plus il est intolérable.

Les propos haineux contre Emmanuel Macron ne sont­ils pas cependant inhabituels ?

Les Gilets jaunes demandent la « tête » du Président, comme en 1961 les paysans voulaient celle de Charles de Gaulle. Manifester son absence de considération, c’est dire que le gouvernement est illégitime : on ne reconnaît pas à la personne la fonction qu’elle occupe. Aujourd’hui, c’est fait de façon peu élégante, mais ce n’est pas original. « Guillotiner le roi Macron » ne servirait à rien et ne résoudrait pas le problème de fond, qui est l’impact de la mondialisation sur ce groupe social hétérogène : ils en sont les perdants. C’est leur désespoir et leur désir de protection qui sont à l’origine de leurs actes violents.