Gilets jaunes : «L’Intérieur a été incapable d’un maintien de l’ordre raisonné»

Par Jean-Michel Décugis

Le 31 mai 2019 à 20h38

Sebastian Roché, chercheur au CNRS, se montre critique sur la gestion des forces de l’ordre et les dérives policières auxquelles cela a mené. Selon lui, la crise est devant nous.

Les déclarations du procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, annonçant que des informations judiciaires avaient été ouvertes à Paris dans des dossiers mettant en cause des policiers, lors des manifestations des Gilets jaunes cet hiver, et affirmant que des policiers seraient renvoyés en correctionnelle d’ici la fin de l’année, ont suscité de multiples réactions, notamment parmi les syndicats de policiers, qui ont dénoncé ces décisions.

Nous avons demandé à Sebastian Roché, professeur à Sciences-Po Grenoble, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la police, ce qu’il pense de la gestion de la crise des Gilets jaunes par le ministère de l’Intérieur et l’appareil judiciaire.

 

Que pensez-vous des déclarations du procureur de la République de Paris ?

 

SEBASTIAN ROCHÉ. Le message subliminal du procureur, c’est : la police est sous le contrôle de la justice et des lois. Ses déclarations s’adressent au gouvernement, aux Gilets Jaunes, au Défenseur des Droits, à la Cour européenne des Droits de l’Homme, aux associations… Il répond aux critiques et aux questions qui ont été posées publiquement ces derniers mois. Il positionne en même temps son Parquet. D’un côté, il dit : la justice va passer, de l’autre, il parle de violences illégitimes, en reprenant le vocable du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner. Une manière de ménager la chèvre et le chou. Il faut bien comprendre que la gestion politique et judiciaire de cette crise est devant nous.

 

Que pensez-vous des critiques sur le manque d’indépendance des parquets et de la police des polices, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) ?

Toutes les faiblesses structurelles de notre système juridico-policier vont apparaître : faible indépendance de l’ IGPN, statut ambigu du procureur… La question, aujourd’hui, est de savoir si la manière dont la justice se saisit des violences policières est satisfaisante. En France, le procureur est nommé et promu par l’exécutif, alors que c’est lui qui décide – ou non – d’ouvrir une enquête. Pour ce qui concerne le contrôle de la police, chez nos voisins il existe des structures de contrôle extérieures, en Belgique, en Angleterre ou au Danemark. Ce n’est pas la compétence des enquêteurs de l’IGPN qui est en cause, mais le fait qu’ils investiguent sur leurs collègues. Nos deux organes de contrôle, l’IGPN et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), dépendent respectivement du directeur général de la police nationale (DGPN) et du directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), qui eux-mêmes sont sous l’autorité du ministre de l’Intérieur.

Cela veut dire que la justice doit se repositionner ?

 

Oui, bien sûr. L’appareil continue à donner la prime à la parole du fonctionnaire de police ou du gendarme, bien qu’il n’y ait aucun fondement légal à cela. Or, aujourd’hui, ce n’est plus possible avec la déferlante de témoignages vidéos sur les réseaux sociaux. A Toulon, par exemple, le procureur n’a ouvert une enquête judiciaire qu’après que le Préfet en a ouvert une, administrative. Le procureur ne voulait pas voir ce que tout le monde avait vu sur les vidéos.

Peut-on parler d’un échec dans la gestion du maintien de l’ordre ?

 

Il n’y a pas eu de décès. Nos forces de l’ordre ont été capables de ne pas ouvrir le feu sur la foule. C’est un acquis important. En revanche, techniquement, le ministère de l’Intérieur a été incapable de mettre en place une politique raisonnée de maintien de l’ordre. Il a sorti tout son matériel : hélicoptères, blindés, lanceurs de balles de défense (LBD), grenades, policiers à moto, à vélo, à cheval, chiens… Avec, de surcroît, des effectifs pléthoriques, encore jamais vus dans la rue. Cette masse a créé une désorganisation. Et à la tête, un ministre novice en la matière. A l’étranger, la perception du maintien de l’ordre à la française a en a pris un coup. Doit-on faire comme s’il ne s’était rien passé?

Considérez-vous que le chef de l’Etat et le ministre de l’Intérieur ont fait une erreur en ne condamnant pas verbalement certains dérapages policiers ?

 

Quand on entend le président de la République dire : il n’y a pas de violences policières en France parce que c’est une démocratie, pour un politologue, ce sont des propos incompréhensibles. La particularité des Etats de droit, c’est de reconnaître les fautes de leur police et d’encadrer celle-ci par des procédures et des lois.

Comment interprétez-vous le fait qu’aucune sanction n’a été prise à l’encontre de policiers ?

 

La note de service du Directeur général de la police nationale, rappelant le cadre légal et la doctrine aux forces de l’ordre, n’a été émise que mi-janvier. Cela a pu être interprété par les fonctionnaires comme un blanc-seing. Si on accepte que des agents aient un comportement violent, si on ne prend pas de sanctions, cela signifie que ces comportements sont permis. Des études effectuées par des chercheurs américains montrent que lorsqu’il y a des comportements déviants dans un groupe, ils ont un effet de contagion. Même après la note du DGPN, le ministre de l’Intérieur a continué à fermer les yeux sur la situation.

Que pensez-vous de la réaction indignée des syndicats de police après les propos du procureur de la République ?

 

Ils sont dans leur rôle. Leur mission, c’est de défendre les policiers. On peut toutefois leur reprocher de ne pas produire de travail d’analyse approfondi. Les syndicats sont surtout dans la revendication et la posture victimaire. Victimes des délinquants, des manifestants, des politiques… Lorsque j’entends certains syndicats demander une cour spéciale pour juger les policiers, c’est attristant. C’est contraire aux fondements même de la police démocratique. En réclamant un cadre juridique spécial, en tentant de s’isoler, comment comptent-ils renouer le lien entre la population et la politique ?

« Il y a eu une exagération du niveau de violence des manifestants »

Septembre 2019. La Croix, propos recueillis par Mikael Corre

Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS, travaille depuis les années 1990 sur l’insécurité, la délinquance et la gouvernance de la police. Il a publié en 2016 De la police en Démocratie (Grasset).

La Croix : Quel est le rôle de la police en démocratie ?

Sebastian Roché : La police a le rôle qu’on lui donne. Dans un régime autoritaire, ça peut être d’éliminer physiquement l’opposition. C’est par exemple ce que lui demande le régime d’al-Sissi en Egypte. En démocratie, la police défend également les intérêts du gouvernement. La différence est que son activité est encadrée par la loi et contrôlée. Mais que l’on soit en démocratie ou non, la police est toujours soumise à une autorité supérieure.

L’État Français a-t-il toujours utilisé sa police de la même manière ?

S.R. : Non, rappelons que cette force n’existait quasiment pas au milieu du XIXe siècle. D’ailleurs, quand le sociologue Max Weber écrit que « l’État revendique le monopole de la violence légitime » (en 1917 NDLR), il ne fait pas référence à la police, mais à l’armée – expression de la force – et à la justice, qui fixe les normes. Il est frappant de voir comment la police va ensuite se développer et se professionnaliser tout au long du XXe siècle.

Comment jugez-vous le niveau de violence des policiers dans les manifestations des gilets jaunes.

La nouveauté est la masse des preuves vidéos sur les pratiques et les blessures causées. La première fois que des images ont eu une telle importance, c’était à Los Angeles en 1992. Les émeutes se déclenchérent suite à l’acquittement de quatre policiers dont trois blancs filmés alors qu’ils passaient à tabac un automobiliste noir. Avec la vidéo, tout le monde peut observer les violences policières. Elles mettent au grand jour les faiblesses du système de police.

En France, les critiques portent surtout sur l’usage de certaines armes…

… le LBD, les différentes grenades de désencerclement, dont l’emploi était déjà décrit dans le rapport de l’ACAT* publié en 2016 (voir pour aller plus loin). C’était la première fois qu’une association réalisait un travail aussi précis. Je rappelle que différents pays ou régions ont refusé d’utiliser ces armes pour gérer des crises graves, ou interrompu leur utilisation au bout de quelques éborgnés. Ce fut par exemple le cas en Catalogne, en Angleterre, en Allemagne… Le gouvernement français a fait un choix autre en autorisant ces armes.

L’argument invoqué est celui de la violence jugée inédite des manifestants. Qu’en pensez-vous ?

Il y a eu une stratégie d’exagération de la violence des manifestants. On a vu beaucoup d’agressivité, de confrontation, mais le résultat ce sont dégradations et destructions. Pas d’usage d’arme à feu. Pas d’éborgné ou de tué chez les policiers. On ne peut pas parler de d’extrême violence dans ce cas.

La grande différence avec 2005, c’est l’acceptation de l’usage de la force. M. Sarkozy en a fait usage contre les minorités en banlieue. Il en est ressorti avec une cote de popularité renforcée. Lorsqu’on fait face à des « Français ordinaires » en gilet jaune, le résultat n’est pas le même. La cote de M. Castaner a baissé.

Comment réparer le lien police/population ?

Il faut en finir avec la “mauvaise police” faite d’une culture confrontation (la police qui fait peur) et développer la bonne police (de service à la population). Cela suppose notamment de développer la culture de désescalade en maintien de l’ordre, mais aussi en banlieue, bref une culture démocratique. Les pays du Nord de l’Europe montrent la voie. La formation des agents est centrée sur la recherche de la confiance. Il y existe des autorités de contrôle de la police qui sont vraiment indépendantes, dirigées par des non-policiers. Toutes cela est faisable chez nous.

Propos recueillis par Mikael Corre

*Association des chrétiens pour l’abolition de la torture

La police est-elle plus violente qu’avant ?

 

La police française est-elle de plus en plus violente ? C’est la question au cœur des Idées Claires, notre programme hebdomadaire produit par France Culture et franceinfo destiné à lutter contre les désordres de l’information, des fake news aux idées reçues.

la vidéo ici:

https://www.franceculture.fr/societe/la-police-est-elle-plus-violente-quavant

Sebastian Roché, sociologue, directeur de recherche au CNRS et auteur de « De la police en démocratie » (Grasset) répond aux questions de Nicolas Martin

 

La police est-elle plus violente ?

Sebastian Roché : « Il y a moins de violences policières qu’hier si on se reporte au début du XXe siècle, mais sur ces dernières années il y a une augmentation des armes de type grenade et de type LBD qui ont causé des blessures irréversibles dans des quantités précédemment inconnues, inconnues en France, mais également inconnues dans les autres démocraties européennes. »

La police est-elle moins violente qu’en 1900 ?

Sebastian Roché : « La police est moins violente aujourd’hui qu’elle l’était en 1900, parce qu’on l’a professionnalisée, on a créé des unités spéciales au début du XXe qui ont évité d’envoyer l’armée contre les manifestants, contre le peuple, puisque la IIIe République était installée. À partir de ce moment-là, la légitimité résidait dans le peuple donc on pouvait moins facilement tirer sur le peuple et c’est ça qui a engendré une diminution de l’usage des armes contre la population. »

Quand est-ce que ça a changé ? 

Sebastian Roché : « Il est certain que c’est depuis les années 2 000 qu’il y a eu un durcissement, notamment avec un équipement comme les armes LBD qui sont passées de la police d’intervention, par exemple, contre le terrorisme, à la police dite anticriminalité avec un usage peu contrôlé de ces armes puisque ce sont les agents eux-mêmes qui décident de leur emploi. Ils ne le font plus en réponse à une instruction hiérarchique et la généralisation de ces outils va entraîner des dégâts, mais qui ne vont pas être immédiatement connus. Il va y avoir un certain nombre d’associations qui vont se mobiliser contre l’usage des LBD, qui vont se mobiliser par rapport au fait qu’il y a des décès au cours des opérations de police, surtout dans les banlieues, surtout des personnes des minorités. »

La répression des « gilets jaunes » marque un tournant ? 

Sebastian Roché : « Ce qui est nouveau avec le mouvement des « gilets jaunes », c’est que ce sont des personnes de la France périurbaine, voire rurale, en tous cas hors région parisienne, et que ce sont des personnes françaises d’origine française, blanches, qui vont être massivement touchées par les tirs. »

De quel matériel dispose la police française ?

Sebastian Roché : « Le matériel qui est utilisé en maintien de l’ordre en France est singulier, puisqu’il y a à la fois différents types de grenades qui sont lancées, normalement à ras du sol mais on l’a vu bien souvent ce mode d’emploi n’est pas respecté, et les LBD. Et c’est la combinaison de ces deux types d’armes qui a occasionné les blessures irréversibles sur la trentaine de personnes qui a été mutilée. Les blessures causées par les grenades de désencerclement par exemple, peuvent être la perte d’un œil, ou si l’on touche la grenade au moment où elle explose, l’arrachage d’un pied ou d’une main. C’est une singularité française d’avoir ces deux types d’armes, les démocraties nordiques interdisent l’usage par la police pour le maintien de l’ordre soit des grenades, soit des LBD, soit des deux. »

La police française est-elle la plus violente d’Europe ?

Sebastian Roché : « La police française, après le mouvement des “gilets jaunes”, va se situer effectivement dans le haut de la fourchette des violences non-mortelles, puisque ce sont essentiellement des mutilations que l’on va compter. Par exemple, la police de Catalogne, après avoir fait perdre les yeux à cinq personnes, a décidé d’interrompre l’usage des LBD. En France, après plus d’une vingtaine de personnes qui ont perdu la vue en tous cas d’un œil, le gouvernement n’a pas pris de mesures comparables. Donc, la France n’est pas un très bon élève en Europe. »

Quelles sont les statistiques ?

Sebastian Roché : « Entre sept et douze personnes sont tuées au cours des opérations de police, chaque année en France. Ce qui nous situe un peu au-dessus des pays comme l’Angleterre ou l’Allemagne mais dans la moyenne des pays de l’Union européenne, qui est un des endroits dans le monde où les polices sont les moins violentes. Le comptage des blessés est beaucoup plus difficile à faire parce qu’il repose sur la décision des blessés de porter plainte. À tort ou à raison, toutes les personnes blessées ne vont pas porter plainte, donc les chiffres sur les blessures sont moins précis que les chiffres sur les décès. »

La société est-elle devenue plus violente envers la police ?

Sebastian Roché : « Il y a un niveau d’agressivité, quand il y a des conflits, il y a de la violence, de l’agressivité, effectivement certains policiers ont pu être attaqués, certains ont pu recevoir des cocktails incendiaires. Ce sont des images spectaculaires, mais ce ne sont pas des images qui reflètent une tendance. C’est une réalité, mais ça ne reflète pas une tendance à l’élévation du risque de décès chez les policiers. »

Les ordres viennent-ils du gouvernement ?

Sebastian Roché : « Il est difficile de prouver que le gouvernement a voulu que la police soit plus violente. Ce qu’on peut dire c’est que le gouvernement a pu indirectement inciter à la commission de violence par certains policiers parce que tous n’ont pas eu le même comportement bien sûr, notamment parce que le ministre de l’Intérieur a désigné de manière répétée les manifestants comme étant « hostiles », « factieux » et donc indirectement il a légitimé l’usage de la force à leur encontre. La deuxième chose c’est que le ministre de l’Intérieur n’a pas fait en sorte que les règlements soient appliqués et notamment la possibilité d’identifier chaque agent par le port d’un numéro, le numéro Rio (Référentiel des identités et de l’organisation). Dons si on n’oblige pas les agents à être identifiables de facto on ne fait pas peser sur eux le risque d’être comptables de leurs actes. »