Menaces contre les policiers, le signe d’un conflit qui dure Entretien

Après que des policiers ont reçu des menaces directement à leur domicile ces derniers jours, le sociologue Sebastian Roché (1) analyse le conflit qui oppose manifestants et forces de l’ordre depuis un an.

(1) Directeur de recherches au CNRS et auteur de De la police en démocratie (Grasset, 2016).

La Croix – Recueilli par Béatrice Bouniol, le 08/12/2019 à 17:12 Modifié le 08/12/2019 à 19:08

La Croix : Comment analysez-vous les menaces envers les policiers et leurs familles qui se sont multipliées, par lettres anonymes ou tags sur leurs domiciles, ces derniers jours ?

Sebastian Roché : De telles menaces personnelles existent depuis longtemps en banlieue où se joue, depuis 40 ans, une confrontation entre police et population. Quand un conflit dure, c’est un développement prévisible car, pour une minorité, la destruction physique de l’adversaire est une sorte d’aboutissement.

Même si ces actes attirent l’attention, il faut cependant souligner qu’ils restent marginaux. Il y a 250 000 policiers en France et les Gilets Jaunes ont réuni plusieurs centaines de milliers de personnes qui ont souvent échangé pacifiquement. Cette escalade de l’agressivité ne concerne donc qu’une toute petite partie des acteurs en présence. Contre la dramatisation ambiante, il est en effet important de le rappeler : nous ne sommes absolument pas dans une configuration de guerre civile aujourd’hui en France.

En tant que sociologue, il est en revanche intéressant de faire une analyse symétrique du conflit en décryptant le comportement d’une partie en fonction de l’autre. Les policiers ont été d’abord placés dans une situation de confrontation qu’ils n’ont pas créée, mais certains ont pu l’alimenter par leurs comportements individuels.

À cet égard, il se trouve que, durant le mouvement des Gilets Jaunes, le ciblage nominatif a d’abord été utilisé par certains policiers qui ont pu reconnaître, contrôler et prendre à partie des journalistes, victimes pour certains de multiples tirs de LBD.

Un nouveau palier a-t-il été franchi dans la haine envers les policiers ?

S. R. : Dans les années 2005 et 2006, il y a eu des tirs à balles réelles contre les policiers et ces faits beaucoup plus graves n’avaient pas entraîné un usage généralisé des armes des deux côtés. Il ne faut donc pas exagérer la dégradation du climat, ce que confirme le nombre de policiers tués en service, en constante diminution depuis 20 ans.

Les interdits moraux, dont le refus de la violence, restent très forts en Europe de l’Ouest, en comparaison aux États-Unis, à la Russie ou encore au Brésil par exemple. Pour mettre à mal ces croyances fondamentales, que partagent la majorité des citoyens, policiers ou manifestants, il faut une crise d’une autre ampleur que celle que nous traversons actuellement.

Nous vivons un moment de trouble, de malaise et d’incompréhension sans doute, mais pas une révolution. De ce point de vue d’ailleurs, menacer personnellement quelqu’un est moins significatif que de vouloir renverser une institution, comme y invitait le mot d’ordre « Macron démission ».

La situation dans d’autres pays peut-elle éclairer ce qui se passe en France ?

S. R. : Le conflit n’oppose pas à l’origine la population et la police, mais la population aux élites dirigeantes. C’est vrai actuellement en France, mais aussi au Chili ou au Liban par exemple. À chaque fois, ce sont des petites décisions qui ont mis le feu aux poudres car elles venaient rompre un équilibre déjà précaire : le prix du ticket de bus au Chili, la taxe sur WhatsApp au Liban comme le prix du diesel en France.

Ensuite, les gouvernements ont fait des choix différents en matière de maintien de l’ordre. Plus pacifique au Liban, plus offensif au Chili comme en France, avec un degré de violence élevé selon les standards habituels – bien entendus différents dans les deux pays. La France n’a pas, selon moi, basculé dans l’autoritarisme comme certains le soutiennent.

 

 

 

Violences dans les manifestations : « Il y a une plus grande tolérance à la violence policière chez les politiques »

INTERVIEW « 20 Minutes » a interrogé Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS, auteur De la police en démocratie (Grasset) sur les violences policières

Propos recueillis par Thibaut Le Gal

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Depuis plusieurs mois, les manifestations se font sous tension. Présence de casseurs, affrontements avec les forces de l’ordre, utilisation de LBD… Dans un récent article, de nombreux lecteurs de 20 minutes affirment d’ailleurs avoir renoncé à se mobiliser, de peur d’être victimes de violences policières. A la veille d’une nouvelle mobilisation ce mardi  contre la réforme des retraites, 20 Minutes a interrogé Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS, auteur De la police en démocratie (Grasset).

Comment expliquer que de nombreuses personnes n’osent plus aller manifester ?

Les pouvoirs publics ont rendu plus compliqué la participation à ces manifestations, avec la multiplication des contrôles préventifs, parfois très en amont de lieux de mobilisation. Cela peut freiner la participation. Le deuxième effet de dissuasion est la quantité d’armes utilisée pour maintenir l’ordre. Il y a eu 20.000 tirs de LBD d’après l’IGPN [en 2018, les policiers ont tiré 19.071 munitions de lanceurs de balle de défense et lancé 5.420 munitions de grenades de désencerclement], une quantité jamais vue à l’échelle de l’Union européenne.

Les blessures se sont aussi multipliées. On parle de blessures irréversibles et de mutilations, la perte d’un œil, des mains arrachées, sur 30 personnes, c’est du jamais vu en seulement quelques mois. Les vidéos de violences relayées sur les réseaux sociaux ont participé à un phénomène d’identification : les gens ont alors craint pour leur propre sécurité.

Estimez-vous qu’un cap a été franchi depuis le début du mouvement des « gilets jaunes » ?

Il faut reconnaître que nous ne sommes pas dans la France du début du XXe siècle, où c’était l’armée qui faisait le maintien de l’ordre. En revanche, par rapport aux vingt dernières années, un cap a été franchi dans l’autorisation par le gouvernement d’un certain degré de violence. Le ministre [Christophe Castaner] a même décoré certains policiers soupçonnés de violences. Bien sûr, il ne s’agit que de certains agents, il ne faut pas tous les mettre dans le même sac. Il faut aussi prendre en compte l’épuisement physique et le stress des policiers, sous tension depuis un an.

Mais par la quantité de projectiles utilisés et l’attitude des responsables politiques, je dirais qu’un cap a été franchi. Un exemple : en Catalogne, l’équivalent des LBD a été interdit après avoir fait plusieurs blessés [seules les polices régionales en Catalogne et au pays Basque ont renoncé à l’utilisation de balles en caoutchouc après deux incidents en 2012]. En France, le pouvoir politique soutient l’utilisation de ces armes, de type LBD. Elles étaient pourtant réservées au départ à des brigades d’intervention d’élite, comme le GIGN. Elles ont ensuite été étendues aux BAC (Brigade anti-criminalité), puis généralisées comme outils de maintien de l’ordre au fil des crises.

Le ministère refuse pour sa part de parler de « violences policières ». Pourquoi ?

C’est une stratégie de communication. Il y a l’idée que ce sont les « gilets jaunes », les black blocs qui sont les méchants, on parle même d’ultra-jaunes ou de jaunisation des manifestations désormais, comme pour expliquer qu’ils mériteraient la violence qu’ils reçoivent. Le fait de ne pas reconnaître ces actes est une manière de protéger la police et donc, de se protéger soi-même, cela n’a rien d’exceptionnel. Est-on un bon ministre de l’Intérieur quand on éborgne plusieurs Français ?

Les black blocs sont régulièrement présents et participent à une forme de violence lors des mobilisations. N’y a-t-il pas une radicalité plus forte aussi de la part de certains manifestants ?

Bien entendu, certains utilisent les manifestations pour dénoncer le capitalisme, détruire des banques, des fast-foods. Ça n’explique pas pourquoi certains policiers ont tiré sur des mères de famille, pourquoi des journalistes ont été blessés. Il y a une plus grande tolérance à la violence policière chez les responsables politiques. L’utilisation des armes est pourtant très codifiée, les agents doivent aussi porter des matricules RIO. Ces violences sont le résultat d’une absence de volonté politique de corriger le tir.

Beaucoup de personnes dénoncent également le manque d’impartialité de l’IGPN…

L’IGPN [Inspection générale de la police nationale] est placée sous la direction générale de la police nationale. Ce n’est pas le cas en Angleterre, ou en Belgique par exemple. Elle ne peut donc pas faire son travail en toute indépendance. Quand des journalistes parviennent à trouver les auteurs de violences en analysant les vidéos, alors que l’IGPN n’y parvient pas, cela crée un malaise de nature à douter de l’impartialité de cet organisme de contrôle.

De manière plus générale, la politique policière se fait en France à huis clos, avec les syndicats et le gouvernement. Il n’y a pas de lieu pour organiser des débats contradictoires et l’on confond trop souvent les dénonciations de pratiques inacceptables avec les critiques contre la police.