Coronavirus. Confiance et légitimité: un atout en situation de crise?

Les responsables politiques nous donnent des instructions, et attendent qu’elles soient obéies, les yeux fermés. Le fait d’obéir volontairement à des ordres par ce qu’on les trouve justes correspond à ce qu’on appelle la « légitimité » d’une autorité en sciences politiques depuis les travaux fondateurs de M. Weber (début 20eme). Certains parlent de civisme, qu’ils définissent comme l’obéissance aux ordres : c’est le même enjeu. Qu’est-ce qui fait qu’on est civique ou pas, sinon le fait de croire en la légitimité morale du pouvoir ? Mais, comment au juste cette légitimité peut-être devenir une caractéristique des gouvernants? Est-elle au rendez-vous ? On peut en douter, et cela pourrait alors contribuer à expliquer l’apparente lenteur des français à s’ajuster à la menace : prendre le message au sérieux dépend de la confiance qu’on a dans l’émetteur du message.

 

En effet, d’après les travaux disponibles, les Français ont le sentiment que les pouvoirs publics ne se soucient pas d’eux. Depuis 2009 et jusquà 2020, d’après le très sérieux baromètre du Cevipof Sciences Po Paris, 80% à 88% des gens pensent que les gouvernants ne se préoccupent pas d’eux (voir graphique 1). Il y a donc un problème structurel de confiance : pourquoi écouter ceux dont on pense qu’ils ne se préoccupent pas de nous ? Un ton martial a de forts risques de ne pas changer les choses.

Figure n°1 : les responsables politiques se préoccupent des gens

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La sincérité des déclarations ministérielles et présidentielle pose question. En Effet, on se souvient que le ministre de la santé Agnès Buzin a déclaré le 20 janvier sur BFM TV que « le risque d’importation depuis Wuhan est quasi nul, et le risque de propagation dans la population est très faible ». Après les élections du  15 mars, elle dit à la presse qu’elle n’a eu de cesse d’alerter le Premier ministre et le Président de la République de la gravité du danger. https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/17/entre-campagne-municipale-et-crise-du-coronavirus-le-chemin-de-croix-d-agnes-buzyn_6033395_823448.html

Figure n°2 déclaration d’Agnès Buzin

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La situation est plutôt ambiguë : un ministre de la santé qui déserte son poste en connaissance de cause, et part en campagne sur ordre du président, avant de fondre en pleurs déplorant « la mascarade ». Un Président qui appelle à vivre normalement, puis qui fait volte-face à 180 degrés. Comment les Français sont-ils censés y voir clair et se préparer ?

En matière de santé, le chercheur Jocelyn Raude rappelait trois choses dans un entretien au journal Le Monde:1) la politique de santé est difficile à comprendre même pour les professionnels, 2) Les mesures de distanciation sociale ne sont pas bien comprises par les Français, et 3) les français sont optimistes sur les risques d’infection par rapport aux Allemands, https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/17/les-mesures-de-distanciation-sociale-ne-sont-pas-bien-comprises-par-les-francais_6033330_3244.html

Avec ces observations en tête, on comprend mieux la difficulté des Français à bien estimer la menace et savoir quoi faire. Il faut une politique lisible, une pédagogie plus affutée, et comprendre si l’optimisme est une entrave, et le cas échant comment en faire un atout.

A partir de l’enquête du Cevipof sur la confiance français, on voit qu’elle est élevée envers l’hôpital et les médecins. On peut à ce moment penser que l’optimisme quant aux risques d’infection pourrait être liée à la confiance dans le système de santé. Ainsi, paradoxalement, la confiance dans les hôpitaux pourrait produire de l’optimisme. Cela serait logique. On voit (graph. Cevipof) dans le graphique suivant la très forte confiance des français dans l’hôpital, plus élevée que celle qu’on connaît en Allemagne par exemple.

Figure n°3 La confiance pour l’hôpital en France et en Allemagne (et au RU), Cevipof.

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Au total, la capacité des autorités à se faire entendre offre un panorama complexe et contrasté. Les informations rassemblées donnent un portrait des autorités politiques lequel leur légitimité est jugée faible structurellement, une politique de lutte contre le virus et de communication du gouvernement mal déchiffrable et pour le moins chaotique (un jour on peut aller dans les rues voter en toute sécurité, le lendemain on est confiné et « en guerre »), se combine à un optimisme des français combiné à une surestimation par l’opinion publique de la capacité des hôpitaux à prendre en charge l’épidémie.

Paradoxalement, la défiance des Français vis-à-vis de la capacité du gouvernement à se soucier d’eux (80%, négative) et combinée à une sur-confiance dans le système de santé de même intensité mais de sens inverse (80%, positive) forment peut-être la base d’un mélange détonnant. Au lieu de nous enguirlander, les dirigeants politiques pourraient être plus cohérents dans leurs messages et leurs décision, chercher à convaincre. Ils devraient accepter la difficulté pour les Français de prendre la mesure de la situation d’autant plus aisément qu’ils ont peiné à le faire, eux qui sont bien mieux informés. Ils devraient rechercher l’adhésion. Ils devraient s’interroger sur les conditions de l’efficacité des messages avant de mettre des amendes, et laisser les médecins communiquer sur les risques, puisque ce sont eux qui bénéficient de la confiance. En procédant ainsi, ils gagneraient du temps, et sauveraient des vies.

 

« S’il est faux de dire que les Français n’aiment plus la police, ils n’aiment pas sa violence et ses injustices »

Du fait de la banalisation des violences policières, l’érosion de la confiance envers la police – que connaissait déjà la banlieue – s’étend désormais à une grande part du pays, constate le sociologue Sebastian Roché dans une tribune au « Monde ».

Publié le 17 janvier 2020 à 10h34 – Mis à jour le 20 janvier 2020à10h09

Tribune. Alors que la police française fait face à de nouvelles accusations de brutalité gratuite, le président de la République ouvre les yeux. Lui qui, le 8 mars 2019, en dépit de dizaines de vidéos explicites, avait déclaré « Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit », a changé de pied. Le 14 janvier, il vient de promettre de n’avoir désormais « aucune complaisance » envers les policiers auteurs de dérapages et de se montrer « intraitable » au motif de protéger « la crédibilité et la dignité de nos professionnels des forces de sécurité intérieure ».

Cette volte-face s’explique simplement : trop c’est trop. Le coût politique de la négation de la réalité est devenu prohibitif. La multiplication des violences à l’encontre de différents groupes de manifestants, combinée à la visibilité que leur donnent les réseaux sociaux et à la meilleure information du public (notamment à travers le travail spécifique réalisé sur ce thème par le journaliste David Dufresne), a eu raison du soutien inconditionnel que l’exécutif accordait aux forces de l’ordre.

De nombreuses vidéos, ces derniers mois, sont utilement venues compléter les communiqués de presse du ministère de l’intérieur. Elles ont jeté une lumière crue sur la réalité des pratiques policières envers des centaines de milliers de Français. Un simple rappel suffit à montrer l’ampleur des dégâts : la banalisation des violences policières contre les « gilets jaunes » est manifeste, avec près de vingt mille tirs de lanceurs de balles de défense (LBD), des centaines de personnes blessées grièvement et plus de trente mutilations. Un bilan qu’aucune autre démocratie européenne ne connaît.

Un injustifiable ciblage des journalistes

S’y sont ajoutés d’autres faits à fort impact dans l’opinion : la mort de Steve Maia Caniço à Nantes au cours d’une improbable opération de police dans la nuit du 21 au 22 juin 2019 lors de la Fête de la musique ; des affrontements avec les pompiers, une des professions préférées de Français, à l’occasion d’une manifestation de milliers d’entre eux à Paris, le 15 octobre 2019 ; le 3 janvier, la mort d’un père de famille de cinq enfants, Cédric Chouviat, lors d’un contrôle de circulation. A cette liste non exhaustive, il faut adjoindre un injustifiable ciblage des journalistes : le Syndicat national des journalistes (SNJ) a, par exemple, compté vingt journalistes blessés lors de la manifestation parisienne du 5 décembre.

Cette incroyable série a rendu de plus en plus critiques les jugements de la population sur l’action des policiers : entre juin 2016 et avril 2019, la part des personnes qui trouvent l’usage de la force « excessif » est passée de 21 % à 39 % selon les deux instituts de sondages BVA et Elabe. Presque un doublement, avant même les affaires les plus récentes. Le phénomène d’érosion de la confiance que connaissait déjà la banlieue où la police a l’habitude – attestée par de nombreux travaux – de traiter la population de manière violente et injuste, concerne désormais une grande partie du pays.

 

Ce que nous montrent les enquêtes, c’est que moins on a de rapports avec la police, plus on l’apprécie

Pour autant, cette évolution négative n’a pas définitivement détruit toute confiance dans la police. Une large partie de la population reconnaît l’importance de ses missions. Les Français n’ont certes pas oublié son utilité pour intervenir contre une menace manifeste. La police n’est donc pas rejetée en bloc. Un paradoxe inquiétant reste que les segments de la population qui reconnaissent le plus sa valeur sont ceux qui n’en ont pas besoin et n’ont jamais eu affaire à elle.

Depuis une dizaine d’années, ils est établi que l’image de la police est au plus haut chez les personnes vivant en milieu rural, sans trouble dans leur voisinage et qui ne sont pas victimes de la délinquance : par exemple, 50 % des résidents de communes rurales, mais seulement 32 % des résidents de zones urbaines sensibles la trouvent efficace, selon la synthèse faite par Cyril Rizk, de l’Insee, en 2011 [« Opinion sur l’efficacité de l’action de la police et la gendarmerie », Grand Angle, n°28, page 23, Bulletin de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), voir lien PDF]. En d’autres termes, ce que nous montrent les enquêtes, c’est que moins on a de rapports avec la police, plus on l’apprécie. A-t-on pris la mesure de cette réalité en haut lieu ?

 

Faiblesse du contrôle a posteriori

Ce n’est pas tant la « crédibilité et la dignité de nos professionnels des forces de sécurité intérieure » qui sont atteintes que la démocratie et l’état de droit. Les violations répétées et manifestes des règles qui conduisent en théorie le comportement des policiers sont un problème majeur, qui était jusqu’à présent caché dans les banlieues. Seul le contrôle préventif par la hiérarchie intermédiaire du comportement des agents peut avoir un effet fort, étant donné la faiblesse manifeste du contrôle a posteriori exercé par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).

Devant l’absence persistante de résultats des enquêtes des policiers sur leurs collègues, on ne s’étonnera pas que, selon l’étude Elabe précitée, 61 % des répondants estiment que « la justice n’est pas assez sévère à l’égard des policiers qui commettent des bavures ». L’idée d’une impunité policière est fortement partagée. Que les agents qui appliquent la loi n’y soient pas complètement soumis est incompatible avec l’Etat de droit.

La police est maintenant passée d’une crise larvée à une crise ouverte sans précédent. S’il est faux de dire que les Français n’aiment plus la police, il est juste d’affirmer qu’ils n’aiment pas sa violence et ses injustices. La différence n’est pas mince. Le fait d’être dépositaire d’une autorité ne confère plus le droit moral d’en abuser, que ce soit dans le couple, dans l’église et, c’est tout l’enjeu du débat actuel, dans la police.

Ses dirigeants semblent commencer à le comprendre, mais la réforme de la culture policière suppose de modifier les structures de la police, et pas juste d’y ajouter un module de formation. Si tant est qu’elle soit réellement engagée, elle prendra du temps, beaucoup de temps et les obstacles seront légion. L’annonce début janvier de la retraite, au double sens du terme, du directeur général de la police nationale, Eric Morvan, qui avait été le seul à rappeler les règles de leur métier aux policiers au beau milieu de la crise le 15 janvier 2019, en est un indice.