« En France, la démocratisation de la police n’est pas achevée » Le Monde

Sebastian Roché, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), est un spécialiste de la police. Il a notamment publié De la police en démocratie (Grasset, 2016). Pour le chercheur, nier les violences policières comme le fait le ministre de l’intérieur est une conception contestable de la protection des droits fondamentaux. Et l’idée que le maintien de l’ordre « à la française » est un modèle dans le monde n’a pas de base sérieuse.

 

Le Monde, Propos recueillis par Nicolas Chapuis / 31 janvier 2019

 

Le lanceur de balles de défense (LBD) est très critiqué en raison des nombreux blessés que son usage, par les forces de l’ordre, occasionne. Pourquoi le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, défend-il aussi ardemment son utilisation ?

Analysons la dimension morale des positions qu’il tient : peu de valeur est donnée au bien-être et à la sécurité des manifestants, peu de considération est accordée aux blessés graves, aux mains perdues, aux yeux détruits… L’égalité devant la douleur n’est pas reconnue. Il y a d’un côté les « mauvais blessés » – les manifestants – et, de l’autre, les bons blessés – les policiers et les gendarmes.

Il l’a dit, il n’y a « pas de violence » de la part des forces de l’ordre. Dire que l’emploi de cette force est nécessaire signifie que blesser est une chose utile et juste. Pourquoi chercher à empêcher une bonne chose ? C’est une conception contestable de la protection, par l’Etat, des droits fondamentaux, au premier rang desquels on trouve l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants.

Sa défense du LBD répond à la question « à quoi l’Etat a-t-il droit ? ». Le choix de ce que le gouvernement s’autorise, ou non, à faire aux citoyens exprime les droits qu’il juge bon de leur reconnaître ou de leur dénier – droits qui sont ensuite codifiés par la loi. Le fait de tuer est clairement jugé comme étant une ligne rouge, et c’est un acquis précieux que la police s’en tienne à cette ligne, on ne doit pas l’oublier. Mais le fait de mutiler n’en est pas une. Ceci signifie que c’est moralement acceptable.

 

Selon les forces de l’ordre, le LBD 40 est indispensable pour se sortir de situations d’ultraviolence sans faire usage de l’arme à feu. L’usage de cette arme est-il un mal nécessaire ?

En Europe, beaucoup de pays gèrent les foules et les groupes radicaux sans arme à feu et sans arme intermédiaire, et ils ne tuent pas pour autant des manifestants. De plus, plusieurs gouvernements ont révisé leurs positions : en Espagne, la Catalogne a par exemple banni le LBD après l’épisode de dispersion de la manifestation des « indignés » sur la Puerta del Sol, à Madrid.

Permettre de tirer sur la foule avec des armes à « létalité réduite » (LBD, grenades diverses, etc.) est une décision politique. Il ne s’agit pas pour autant de laisser penser que le système français est le pire du monde ou que nous vivons dans une dictature. Comparativement au Venezuela ou à l’Egypte, notre police est, évidemment, bien plus démocratique. Mais à qui veut-on se comparer ? A ces pays-là ou aux pays du nord de l’Europe, comme le Danemark ou l’Allemagne, qui font beaucoup mieux que nous sans les LBD ?

On doit reconnaître les limites de notre système sans le caricaturer excessivement. Malheureusement, cette approche nuancée a du mal à être entendue. Comme toutes les polices des pays où j’ai travaillé – la Turquie, l’Egypte ou l’Italie –, la police française pense qu’elle est la meilleure. L’idée que le maintien de l’ordre « à la française » est un modèle dans le monde n’a, pourtant, pas de base sérieuse : aucun classement n’a jamais été réalisé. C’est une légende, un imaginaire professionnel.

Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de l’observation des techniques de maintien de l’ordre de pays du nord de l’Europe ?

Les pays du Nord ont mené une réflexion en profondeur à partir des années 2000 sur le maintien de l’ordre. Ils sont partis des prémices que le but n’est pas de s’armer plus pour la confrontation, mais de la prévenir. Non seulement ils ne veulent pas tuer, mais ils veulent éviter les blessures irréversibles. Dans ces démocraties qui sont plus approfondies que la nôtre, les standards policiers sont plus élevés.

Je suis frappé, au Danemark, par la nature du référent central de leur formation : dès le premier jour, la recherche de la confiance des citoyens est au cœur des enseignements, et ce pendant trois ans. L’idée est que le policier doit mériter la confiance, qu’il est redevable.

En France, en revanche, la démocratisation de la police n’est pas achevée. La durée de la formation est moins longue et nous insistons sur les gestes professionnels et sur les aspects légaux et techniques, sans prendre le temps nécessaire pour définir ce que devrait être la police dans une démocratie. Notre problème de fond, c’est que nous concevons la police comme une institution « régalienne ». Si la police est celle du roi, si elle est conçue pour répondre à l’exécutif, l’essentiel est qu’elle satisfasse le prince.

Si la police est, en revanche, celle du citoyen, la question des blessures qu’elle lui inflige, celle des outils dont on la dote et celle des doctrines qu’on lui enseigne deviennent pertinentes. Nous devons relever nos exigences : une police reflète une conception de l’exercice du pouvoir.

Des caméras pour les policiers armés de LBD : « C’est trop tard »

Le politologue spécialiste de la police et directeur de recherche au CNRS Sébastian Roché réagit à l’annonce de Christophe Castaner.

L’Obs – Par

C’est pour plus de « transparence », a annoncé mardi le ministre de l’Intérieur. Samedi, pour l’acte 11 des « gilets jaunes », une partie des forces de l’ordre dotées de LBD (lanceurs de balles de défense) seront équipées, en outre, de caméras-piétons. « Libération » décomptait lundi, sur 109 blessés graves parmi les « gilets jaunes » et les journalistes, 78 blessés par des tirs de LBD, et au moins 15 victimes ayant perdu un œil. Ces petites caméras – 10.000 début 2019 selon Gérard Collomb il y a un an –, devant être actionnées « au moment de l’usage des LBD », avec la « réserve », a précisé Christophe Castaner, des moments où les forces de l’ordre seraient agressées. Qu’en pense Sébastian Roché, politologue spécialiste de la police et directeur de recherche au CNRS* ? « L’Obs » l’a questionné.

Que pouvez-vous nous dire sur cette annonce du ministre de l’Intérieur et sur l’efficacité de cet outil ?

C’est une décision d’un ministre en difficulté qui tente finalement de reconnaître qu’il y a un problème sans l’admettre complètement. S’il n’y avait pas de problème, il n’y aurait pas de raison de rappeler aux policiers les règles d’usage des armes intermédiaires, ni d’introduire des éléments supplémentaires pouvant permettre d’établir leur bon fonctionnement. En outre, l’utilisation possible d’un tel dispositif technique permet a posteriori de pouvoir juger si un agent a respecté le cadre légal.

Cela signifie par exemple qu’en cas de tir dans la tête ou l’œil, une enquête aura lieu et un magistrat tranchera sur la responsabilité dans l’usage de la force. A-t-elle effectivement été nécessaire et proportionnée ?

Mais cette mesure intervient trop tard : les personnes ont déjà été blessées de manière irréversible. C’est une mesure qui permet de punir, pas de prévenir.

Or il serait souhaitable qu’on fasse évoluer la doctrine du maintien de l’ordre en France ainsi que l’équipement des forces de l’ordre. Il serait intéressant de réfléchir en amont sur ce qui permettrait d’éviter que des gens perdent un œil et d’éviter d’avoir à emmener des policiers au tribunal. Il serait plus intéressant, aussi, de rechercher la responsabilité politique, celle de celui qui conçoit le système, et l’inciter à réviser sa copie, mais c’est évidemment plus coûteux.

Selon le ministre, les caméras doivent être actionnées « au moment de l’usage des LBD ». « RTL« , qui s’est procuré un télégramme sur les conditions d’utilisation, précise qu’un système permettant de fixer la caméra sur le LBD plutôt que sur l’agent est à l’étude. Et Christophe Castaner indique aussi que l’absence de vidéo ne sera pas un motif de sanction.

On cherche à avoir des images afin qu’elles puissent être examinées par une tierce partie, en l’occurrence un magistrat qui va juger et, en fonction, punir ou non.

Les modalités de mise en œuvre de la vidéo sont-elles bonnes ? Elles sont évidemment problématiques.

Il devrait y avoir une impartialité dans les mécanismes même d’enregistrement, ce qui n’est pas le cas. La non continuité de l’enregistrement pose problème. On peut y remédier – ce que font d’autres polices – en permettant un enregistrement en continu et, en cas de déclenchement par l’agent, une mémorisation de la minute qui précède. Là, d’après ce que l’on comprend, l’enregistrement démarre au temps T. Ce n’est pas la même chose.

Il est question de ces caméras depuis plusieurs années. En avril 2015, Manuel Valls avait notamment annoncé leur généralisation en cinq ans. Le dispositif, testé par plusieurs municipalités, est notamment utilisé aux Etats-Unis. Avec quels résultats?

Des expériences sont menées dans différentes municipalités, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne principalement. Avec des résultats variables. Certaines villes ont enregistré une importante diminution des frictions, d’autres non. Certaines études se contredisent. Il faut dire que cela dépend, bien sûr, du type de matériel utilisé, de la formation des policiers, et des instructions données par l’encadrement.

Plusieurs syndicats de police, interrogés par « l’Express« , ne cachent pas leur scepticisme quant à cette annonce, sur sa faisabilité notamment. L’un d’eux évoque une décision « prise un peu à la va-vite », pour un autre « c’est un peu de la communication, une mesure de circonstance ».

Ce n’est pas faux. L’urgence pour le ministre est de communiquer, pas de régler un problème qui ne peut pas l’être dans l’instant, celui de la violence policière et celle des « gilets jaunes » (et, bien sûr, pas de tous les protagonistes, ni chez les uns ni chez les autres).

Comment distribuer les équipements en caméra, à qui les donner en priorité ? Les problèmes logistiques sont nombreux.

Malgré les nombreux blessés, contrairement à d’autres pays européens et malgré les préconisations répétées du défenseur des droits, il n’est pas question, pour l’heure, de suspendre l’utilisation du LBD en maintien de l’ordre en France. Ni des grenades GLI-F4. Comment l’expliquez-vous ?

Changer un modèle de police est très compliqué. Si vous changez l’équipement, vous changez la doctrine sous-jacente au maintien de l’ordre qui se fait avec cet équipement. Vous mettez donc sur la table un gros projet extrêmement consommateur de temps et d’énergie, qui va nécessairement conduire le ministre à un face-à-face compliqué avec les organisations syndicales majoritaires.

Quand il a été simplement question d’afficher le numéro d’identification des agents sur leur uniforme, cela a provoqué un tollé unanime des organisations syndicales qui y ont vu de la défiance.

Alors qu’il s’agissait d’une pratique qui avait déjà existé en France. Toutes les modifications, même les plus bénignes, vont être l’objet d’un conflit politique et syndical préjudiciable au ministre car le pouvoir politique est en situation de faiblesse. Ce n’est pas impossible, mais ça supposerait qu’il y ait un projet politique pour la police et en France il n’y en a pas.

Pour quelles raisons selon vous ?

Il y en avait un dans le programme d’Emmanuel Macron, il y en avait un aussi dans celui de François Hollande. Mais malheureusement l’histoire se répète : les candidats affichent des volontés – peut-être sincères – de changer le système de police français, de le faire progresser et de le démocratiser, puis une fois aux manettes ils oublient ces promesses qui paraissent bien secondaires par rapport à d’autres problèmes. Le système français fait du surplace, ce qui explique la très médiocre performance de la police française comparée à ses voisines européennes.

* Sébastian Roché a publié « De la police en démocratie », aux éditions Grasset, en 2016.

Propos recueillis par Céline Rastello