Négation par l’Etat du problème des contrôles discriminatoires

Le sociologue Sébastian Roché, qui a observé les différences de traitement des habitants en fonction de leurs lieux de vie, pointe la négation par l’Etat du problème, central, des contrôles discriminatoires. Interview.

L’Obs.  Publié le 10 février 2017.

Un état des lieux de la police française et de sa relation avec la population : c’est ce que dresse le sociologue et directeur de recherche au CNRS Sébastian Roché dans son dernier ouvrage, « De la police en démocratie »*. Il y analyse l’affaiblissement du sentiment de légitimité des policiers, et leurs comportements dans les quartiers défavorisés. Une semaine après l’interpellation à Aulnay-sous-Bois du jeune Théo, pénétré à l’anus par une matraque, et les mises en examen de quatre policiers dont un pour viol, « L’Obs » l’a questionné.

La violence de cette interpellation est d’une gravité telle… Comment a-t-on pu en arriver là ?

La méfiance et l’hostilité structurelles des policiers vis-à-vis des habitants des zones les plus pauvres et des minorités explique une partie du phénomène. Mais pas le degré de violence dans ce cas précis, qui pourrait s’expliquer, également, par la personnalité des policiers impliqués -ou encore leur insuffisante maîtrise- au sujet desquels nous disposons pour l’instant de peu d’éléments. Ce qui est certain, je l’ai observé avec des études statistiques nombreuses et lourdes, c’est que cette hostilité récurrente police-minorités est réelle en France, connue, et que personne au sommet de l’Etat ne s’en occupe. C’est un vrai mystère.

Qui n’est pourtant pas nouveau…

Effectivement. C’est aussi le problème. Et un enjeu très important dans le sens où il constitue une rupture d’égalité, une rupture démocratique : tout le monde n’est pas traité de la même manière. Les services de police ne sont pas rendus de la même façon et le traitement des individus n’est pas le même dans les quartiers aisés et dans les banlieues.

Ce n’est pas « juste » un problème de quelques agents qui auraient mal agi. La question est la suivante : comment fait-on fonctionner la police dans une démocratie ? Le problème, délaissé bien que connu, empire, enkysté. Par moment, des choses d’une gravité plus forte se produisent, comme jeudi dernier, et, logiquement, attirent l’attention des médias et de tous. Mais c’est cette insuffisance structurelle qui engendre la possibilité que cela se produise.

Ces policiers appartiennent à une BST, brigade spécialisée de terrain, que Brice Hortefeux a mis en place en 2010 à la fin des UTeQ (unités territoriales de quartier), symboles d’une certaine police de proximité.

La vraie police de proximité était caractérisée par le fait qu’elle était fidélisée sur des territoires, avec des agents qui connaissaient bien leur public, les familles, et n’avaient donc pas besoin d’interpeller pour rien. Là, quel est le motif, finalement, de cette interpellation ? Pourquoi contrôler l’identité, c’était inutile. Mais je ne pense pas que le fait que ces policiers soient affectés à une BST soit directement lié au problème.

Le maire d’Aulnay-sous-Bois Bruno Beschizza (LR), a dit sur « FranceInfo » qu’il faudrait, entre autres, « fidéliser les policiers, trop jeunes et qui s’en vont trop rapidement ».

Le problème se situe aussi au niveau de la composition de ces équipes. Nous avons observé que les policiers jeunes sont plus impulsifs, davantage dans l’idée d’une confrontation de personne à personne, allant même parfois jusqu’à provoquer cette confrontation. Ce n’est pas la majorité. Dans deux tiers des cas, des incidents provoquent la colère des policiers. Dans le dernier tiers, ceux-ci déclenchent des interactions hostiles par leur comportement.

Ils vont dire qu’ils ont entendu quelqu’un les siffler ou vu quelqu’un les regarder de travers alors qu’ils patrouillaient lentement en voiture, vont descendre du véhicule, aller au contact physique, et même demander à un groupe de jeunes s’ils veulent se battre.

A quelles situations faites-vous référence ?

Je me base que sur les observations que nous avons menées et que je rapporte dans mon livre « De la police en démocratie »*. Il ne s’agit ni de déclarations ni de témoignages rapportés, mais de plusieurs centaines d’heures passées avec les policiers à observer, dans des voitures, le comportement de plusieurs types d’unités dans plusieurs villes de France. Les policiers, les jeunes de cité aussi d’ailleurs, ont une vision de leur action comme étant une confrontation. Mais chez les jeunes policiers cette approche est modulée par les anciens, les brigadiers, les majors, qui ont plus d’expérience, de savoir-faire, de distance, et modulent l’interaction, trouvent le moyen de désamorcer la crise, par l’humour par exemple, en changeant l’angle d’approche du contrôle.

Ils ne se laissent pas prendre par une dynamique d’intervention « chaude ». Mais encore faut-il qu’ils soient présents. L’autre problème, très important et récurrent, est la discrimination dans le ciblage, et le sur-ciblage des minorités. Les études le montrent mais le ministère de l’Intérieur ne le reconnaît pas. On le dit, mais ça n’existe pas officiellement. Et il ne peut y avoir de solution à un problème qui n’existe pas…

L’Etat a tout de même été définitivement condamné, en novembre dernier, pour des contrôles discriminatoires.

Oui, mais après une première condamnation l’Etat, sur décision du Premier ministre, s’est pourvu en cassation. C’est très significatif de la non-reconnaissance par le gouvernement.  Le Défenseur des droits dit que c’est un problème, la justice aussi, mais le ministère ne le reconnaît pas comme tel.

D’où l’absence de plan d’action. Où est la stratégie française, au ministère de l’intérieur, de lutte contre la discrimination ?

François Hollande s’était bien engagé à lutter contre les contrôles au faciès, mais la délivrance d’un récépissé n’a pas même été validée. 

On était pourtant loin d’une stratégie. Ce n’était qu’un élément, facile à mettre en oeuvre, qui aurait envoyé un signe minimum disant qu’on s’intéresse au problème. Mais non. Cette négation du problème fait qu’il persiste. Qui vit cette tension ? Les policiers qui par moment se font attaquer, régulièrement caillasser. Et leurs « adversaires », typiquement les jeunes de cité d’origine maghrébine, qui vont entrer en conflit avec eux et qui, par moment aussi, vont se faire tabasser.

Que révèlent vos études sur les contrôles d’identité ?

Nous avons voulu mesurer le niveau d’hostilité. En France, la fréquence des contrôles est environ trois fois supérieure pour les jeunes d’origine maghrébine -c’est dix fois plus dans les gares parisiennes selon les travaux de mes collègues. Lors des contrôles, l’agressivité de la police est trois fois plus importante quand les contrôlés ne sont pas blancs.

C’est très net. Nos enquêtes portent sur 22.000 adolescents. Nous les menons depuis 10 ans, on les sophistique au fil du temps, et on a notamment comparé la France à l’Allemagne, où les policiers n’agissent pas ainsi. Il est donc possible de faire autrement.

Comment procèdent les policiers allemands ?

Déjà, là-bas, la fréquence des contrôles des jeunes d’origine turque -la principale minorité en Allemagne- est la même que les jeunes d’origine allemande. La police mène une réflexion sur le sur-contrôle et ses effets négatifs, forme ses agents dans ce sens. Concernant l’action, c’est très frappant : les agents eux-mêmes sont conscients des efforts qu’ils doivent fournir pour éviter de stigmatiser. On appelle cela la réflexivité. Quand ils s’apprêtent à contrôler, ils se demandent si ce contrôle est vraiment utile, s’ils ne peuvent pas obtenir autrement les renseignements qu’ils recherchent.

Ils ne l’utilisent pas comme un outil de confrontation ou de démonstration de force. Un policier est par exemple en contact avec les travailleurs sociaux, les commerçants… Il est en outre dans une approche où il va essayer de convaincre le contrôlé du bien-fondé de ce qu’il fait. En France on se dit « la loi nous permet de contrôler, contrôlons ». Là-bas, il y a une stratégie, une réflexion sur la manière d’agir afin de ne pas détruire la confiance des minorités. C’est tout à fait différent.

Un de vos confrères nous disait en octobre 2015, 10 ans après les morts de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois, qu’au niveau des relations police-population « rien n’avait changé », qu’elles étaient « toujours aussi mauvaises ». Un tel événement ne peut qu’ajouter de la défiance à la défiance…

Ce qui est certain, c’est que les relations sont mauvaises, et qu’un tel événement, par sa gravité, fait penser que tous les policiers sont potentiellement racistes ou très violents, même si ce n’est pas le cas. C’est ce qui a été immédiatement dénoncé sur les murs de la cité. On risque donc, évidemment, de renforcer la relation d’hostilité. Ensuite, actuellement, avec la sécurisation par les CRS et autres forces mobiles, on risque qu’un autre incident se produise.

Des policiers ont tiré en l’air à Aulnay. Et si quelqu’un avait été touché par une balle qui aurait rebondi au sol ? Pour l’instant, l’autorité politique gère bien, le maire est très apaisant. C’est inattendu, mais positif. Il a été syndicaliste policier très longtemps, et était alors dans une posture vraiment plus dure… Il exprimait la vision de la police, était dans la négation du problème. Il est maintenant élu local et ne peut pas ignorer les doléances d’une population qui vote. C’est évidemment différent.

Le maire d’Aulnay a également déclaré qu’il souhaitait, entre autres, développer les caméras piétonnes pour plus de « preuves matérielles ». Mais ces caméras, apposées sur l’uniforme du policier, en cours d’expérimentation, ne doivent-elles pas être déclenchées au bon vouloir de ceux qui les portent ?

C’est à ma connaissance en cours de discussion. C’est en tout cas un élément qui peut rendre beaucoup plus difficile la dissimulation de preuves. Jusque-là, les témoignages des policiers ayant plus de valeur juridique dans une cour de justice, ils pouvaient mutuellement se conforter, plusieurs personnes assermentées témoignaient face à un juge.

Ces caméras ne seraient intéressantes que si elles étaient en permanence allumées, non ?

Pas forcément. Une étude publiée par des collègues britanniques menée aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne montre que même lorsque les policiers déclenchent eux-mêmes les caméras, les tensions diminuent. C’est de toute façon un bon point de départ. Mais quoi qu’il en soit ces caméras n’ont pas la capacité technique d’enregistrer en permanence.

Dans son témoignage, Théo explique avoir fait en sorte, durant l’interpellation, de se déplacer de manière à apparaître dans le champ d’une caméra. Ça en dit long. Des habitants disent craindre la police, changer de trottoir quand ils l’aperçoivent. Beaucoup témoignent de mauvais traitements quasi quotidiens, disent être habitués aux insultes et gestes non appropriés.

C’est certain. L’essentiel des violences n’ont pas cette teneur. Les relations sont très dégradées, c’est un fait.C’est aux responsables politiques de prendre la parole et de dire « Nous voulons une police qui traite également tous les citoyens », et de dire aux directeurs généraux de la police et de la gendarmerie « Nous voulons que vous mettiez en oeuvre une politique d’égal traitement et que vous nous rendiez des comptes ».C’est cela que l’on attend. Une réelle volonté. Mais les hommes politiques hésitent à reconnaître la situation pour l’améliorer. Ils préfèrent la laisser se détériorer.

Entre la police et les jeunes de banlieue, la défiance est mutuelle

Le Figaro Par Edouard de Mareschal Publié le 09/02/201.

INTERVIEW – Le sociologue Sébastian Roché explique ces rapports conflictuels par le manque d’expérience de certains policiers placés dans les banlieues tendues, mais aussi par la culture anti-policière très ancrée chez certains jeunes.
L’arrestation violente du jeune Théo et les émeutes qui ont suivi en Seine-Saint-Denis illustrent une nouvelle fois les rapports conflictuels qui prévalent entre les jeunes de banlieue et la police. Dans son ouvrage De la police en Démocratie*, le sociologue Sébastian Roché souligne que dans les zones défavorisées et a fortiori dans la «population minoritaire», la défiance est à son comble.

LE FIGARO.- Dans votre ouvrage De la police en démocratie, vous alertez sur un niveau de défiance inédit dans les relations entre la police et les jeunes dans les quartiers populaires. Comment se manifeste-t-elle?

La police française est jugée par l’opinion, comparativement à ses grands voisins, bien plus inégalitaire: elle servirait mieux les riches et les blancs pour le dire simplement, tel est l’enseignement de l’European Social Survey. La police française a perdu la confiance de larges segments de la population, car il faut savoir qu’en banlieues, la minorité est majoritaire démographiquement parlant. Le problème est que les policiers jouissent de la confiance la plus élevée chez ceux et celles qui ne les croisent jamais et n’ont pas besoin d’eux! Typiquement des cadres retraités dans une petite ville de province. En revanche, dans les zones défavorisées et a fortiori dans la minorité, la défiance est à son comble. Chez ces adolescents, les attitudes hostiles sont mêmes majoritaires! De leur côté, les policiers français se singularisent en Europe par un niveau de méfiance générale pour «les autres» plus élevé que la population d’ensemble, une caractéristique qu’on ne retrouve pas au Danemark ou en Allemagne. Est-ce un problème de sélection, de formation, de management? On ne le sait pas. Mais la défiance est bien mutuelle.

Cette défiance serait-elle le fait de jeunes qui n’acceptent plus l’autorité de l’État, ou de pratiques policières partiales et discriminatoires?

Si l’on veut améliorer les choses, il ne faut pas se contenter de jugements faciles et de slogans à l’emporte-pièce. Il faut disposer d’outils de diagnostic. Et il faut bien reconnaître que le ministère de l’Intérieur ne s’est pas affairé à les fabriquer: il ne dispose pas d’outils de mesure de la défiance, et pas plus de la qualité de la police, et encore moins du caractère discriminatoire des pratiques des politiques et des agents. La volonté d’ignorer un problème ne conduit pas à s’équiper pour le résoudre. Encore un quinquennat pour rien de ce point de vue. Les recherches se développant au niveau européen permettent de combler certaines lacunes. J’ai pu montrer avec un collègue allemand que les pratiques policières ethniquement discriminatoires sont une réalité nette en France mais pas en Allemagne, à partir d’études menées par des observateurs dans les patrouilles de police et à partir de très larges sondages sur différentes agglomérations. Nous avons pris les précautions utiles en termes de méthode pour être certain de la conclusion avant de l’affirmer. Dans le même temps, il ne faut pas être naïf et ne regarder qu’un des termes de la relation. Il existe également une culture anti-policière, un rejet de la collectivité politique française plus marqué chez les jeunes d’origines étrangère en banlieue qui ne s’explique pas seulement par le contrôle, mais qui est lié à leur situation d’exclusion plus générale. C’est cette double réalité qu’il faut accepter de regarder en face.

Pourquoi les brigades de proximité concentrent les critiques des jeunes, qui les accusent régulièrement de dérapages?

Les jeunes en cité savent faire la différence entre les unités. Policiers et jeunes se connaissent dans un bon nombre de cas. Certaines unités sont plus souvent à l’origine de troubles. Dans les grandes villes de province étudiées, les BAC se sont révélées mieux maîtriser les contrôles d’identité, plus souvent capables d’éviter les tensions que les autres unités de voie publique comme les Brigades spécialisées de terrain (BST). C’est sans doute parce que les agents de la Brigade anti-criminalité sont plus âgés, plus expérimentés et également volontaires pour rejoindre ces unités. Les jeunes agents placés en banlieue dans des zones tendues ont souvent peur, manquent de recul pour traiter à chaud les situations, et connaissent insuffisamment les lieux. Dans certains cas, ils provoquent les conflits par leurs paroles agressives, leur posture, nous y avons assisté. Ce n’est cependant pas la majorité des cas. De plus, la tentation de contrôler pour se dire qu’on fait quelque chose est également dangereuse. Il faut plus s’interroger sur sa pratique, et non pas se contenter de savoir si elle est légale. Si le contrôle n’a pas de motivation réelle, sachant qu’il va apporter peu de choses en termes de détection des délits s’il est réalisé au hasard, il génère plus de risques de défiance qu’autre chose. Pourquoi en faire l’alpha et l’oméga de la sécurité publique alors?

À l’issue de votre enquête, avez-vous identifié des pistes pour améliorer les rapports entre la police et les jeunes de quartiers populaires?

Une démocratie ne peut pas se passer d’une police. Tout l’enjeu consiste à savoir quelle police on souhaite. Si l’on veut apaiser les choses, il faut d’abord que cet objectif soit affirmé par les plus hautes autorités politiques. Il convient de créer une direction de la qualité de la police, et une mission de lutte contre la discrimination au ministère de l’Intérieur. Et que les directeurs généraux mettent au point une stratégie et rendent des comptes sur leurs progrès. Il faudra qu’une doctrine (une sorte de mode d’emploi, qui n’est pas dans la loi qui donne des pouvoirs) soit mise au point sur la manière de faire la police des zones défavorisées. Il convient également que l’encadrement au niveau local contrôle l’usage qui est fait des contrôles, fasse des retours d’expérience. On peut déployer les caméras piétons pour filmer les interactions, c’est quelque chose de prometteur. Enfin, la formation doit être adaptée au caractère mutli ethnique des grandes métropoles françaises. La confiance gagnée par ces réformes protégera les policiers plus que les améliorations dans leurs protections et armements.

« Il y a un traitement défavorable des minorités par la police »

Le Monde, 10/02/2017. Propos recueillis par David Stoleru.
Selon le politologue Sebastian Roché, les pouvoirs publics doivent s’inspirer de l’exemple de nos voisins allemands et britanniques, et définir une doctrine « anti discrimination » à l’usage de la police. Une semaine après l’interpellation violente de Théo L. à Aulnay-sous-Bois, le politologue et chercheur au CNRS Sebastian Roché revient sur les rapports entre la police et les habitants des quartiers dits populaires. Il est notamment l’auteur De la police en démocratie (Grasset, 2016).

L’affaire « Théo » et les tensions à Aulnay-sous-Bois relèvent-elles de l’incident ou font-elles signe vers un problème plus général qui concerne les rapports entre la police et les habitants des quartiers dits populaires ?

Ces tensions rappellent bien sûr d’autres événements récents comme le décès, dans des circonstances non éclaircies, d’Adama Traoré le 19 juillet dans un commissariat ainsi que les tensions entre policiers et manifestants contre la « loi Travail » en mai.

Cependant, les tensions en banlieues en particulier entre jeunes des minorités et les policiers de « sécurité publique » (la police du quotidien) sont bien antérieures. Cela fait plus de dix ans que se sont multipliées les études universitaires françaises et européennes sur ce sujet. Selon l’enquête d’opinion de l’European social survey (ESS) de 2014, la France se caractérise par un faible niveau de confiance dans la police à cause de ce qu’ils perçoivent comme un traitement inégalitaire. Un peu plus de la moitié des personnes interrogées pensent que les personnes pauvres sont moins bien traitées par la police que les riches.

Le jugement des citoyens est encore plus sévère lorsqu’ils appartiennent à une minorité. Seuls 31 % estiment que les groupes ethniques sont traités également, ce qui place la police française dans le tiers inférieur du classement des polices des 27 pays de l’Union européenne. La France se fait rattraper par de nouveaux entrants dans l’UE qui ont réformé leur police et se situe très loin des références comme le Danemark, mais les responsables politiques et administratifs préfèrent l’ignorer. Si la police française a des points forts (très faible corruption, rares entorses à la loyauté à l’autorité politique), ses faiblesses ne doivent pas être dissimulées pour autant.

Existe-t-il en France des politiques mises en œuvre par les autorités pour lutter contre les discriminations lors de contrôle de police ?

La discrimination ethnique existe en France. Il y a un traitement différent et défavorable envers les minorités. Les projets de recherche de l’Agence Européenne pour les droits fondamentaux, l’European Social Survey de 2014 et l’enquête Franco-Allemande Polis de 2013 l’ont montré. Cette dernière a suivi, avec l’autorisation du ministère de l’Intérieur, des patrouilles de voie publique pendant 800 heures dans différentes agglomérations de France et d’Allemagne. Et également interrogé plus de 20 000 adolescents sur leurs rapports avec la police. Nous avons pris toutes les précautions de méthodes pour connaître la réalité. Et le verdict est clair. Alors que la police allemande arrive à limiter les écarts entre groupes sociaux et ethniques, ce n’est pas le cas en France. D’une part, il y a en France un surcontrôle des minorités qui ne s’explique pas par leur condition socio-économique, ni par leur style de vie, ni par les comportements délinquants. Et d’autre part, les contrôles se passent plus mal, le niveau de violence (physique et verbale) est trois fois plus élevé avec les jeunes des minorités. Malgré les résultats qui s’accumulent, le gouvernement a préféré botter en touche : pas de récépissé de contrôle ou d’autre mesure comparable et pas de véritable réforme des pratiques.

Quelles sont les solutions envisageables pour prévenir les discriminations lors des contrôles de police ?

Le renoncement de la gauche s’est inscrit dans la lignée du gouvernement précédent. Le problème n’est pas reconnu par l’autorité politique alors que cette reconnaissance est la condition d’une solution. Police et gendarmerie n’ont pas les moyens de s’y atteler sans leadership politique. Ce sont des organisations centralisées et hiérarchiques. On notera qu’aucun candidat à l’élection présidentielle n’a proposé quoi que ce soit en la matière. C’est comme si l’égalité, un élément pourtant essentiel de notre édifice politique, était oubliée lorsqu’il s’agit des politiques policières. Le fait de recruter 5 000 ou 10 000 agents n’y changera rien du tout.

Trouver des solutions passe par la recherche et l’étude des pays de référence. Il faut définir une doctrine « anti-discrimination » et des outils de suivi. Il faut aussi renforcer le rôle du management local qui laisse faire les pratiques de contrôles d’identité par crainte de décourager les agents (ces contrôles constituent leur principale activité). C’est un contresens du point de vue de l’efficacité et de la construction d’une relation de confiance.

D’autres pays ont-ils été confrontés à ces problématiques et, si tel est le cas, comment y ont-ils répondu ?

Le service de police de la ville de Montréal a mis au point une doctrine de lutte contre la discrimination, assortie d’un système de formation des agents et de détection précoce des problèmes. Les Danois font de la construction d’une relation de confiance le cœur de la formation des policiers et valorisent la réflexivité, c’est-à-dire l’analyse de leur propre pratique. Les Allemands recherchent les partenariats avec la société civile pour aborder les problèmes et font de la formation interculturelle. Les Britanniques ont mis en place une « police de voisinage » et sont attentifs aux besoins des citoyens grâce à l’élection locale d’un « crime and police commissioner » (un représentant élu en charge des relations avec la police) commissaire auxquels les policiers rendent compte. Ils ont également un système de contrôle externe de la police (ce ne sont donc pas des policiers qui contrôlent d’autres policiers comme en France). La commission européenne a favorisé le développement d’enquêtes (sondages et enquêtes sociologiques) sur la représentation que les citoyens ont de leur police. Les caméras portées par les policiers semblent également apporter un plus. C’est dire que les pistes ne manquent pas. Toutes ces idées peuvent être déployées en France.

Lors d’une visite au commissariat de Juvisy-sur-Orge (Essonne) le 7 février, Marine Le Pen a proposé la mise en place d’une « présomption de légitime défense » pour les policiers. En quoi cela consiste-t-il et comment lire cette proposition ?

La posture de Mme Le Pen consiste à imaginer que la police a toujours raison et donc qu’elle ne fait pas de bavure. C’est aussi peu sensé que d’imaginer que le policier a toujours tort. La présomption de légitime défense ne peut pas avoir de sens pratique parce que ce sont les juges qui vont décider, au cas par cas, si les agents étaient oui ou non en état de légitime défense. Il s’agit donc plus d’une agitation de symbole que de la recherche d’une meilleure police et de la sécurité des agents. La vraie sécurité viendra de l’adhésion de la population. C’est la confiance qu’il faut reconstruire

 

Aulnay-sous-Bois: comment en est-on arrivé là ?

On s’est interrogé sur  les raisons du caractère passager de l’embellie dans les relations police-population en France. On le voit, cachée derrière la réponse des unités d’intervention au terrorisme, la vie ordinaire continue pour la sécurité publique. Il faut des drames pour la faire réapparaitre. Et les maux du passé sont, évidemment, toujours présents. Un jeune homme de 22 ans a été grièvement blessé à Aulney-sous-Bois, jeudi 2 février 2017, lors de son interpellation filmée par une caméra municipale notamment et sous les yeux de témoins. Les quatre policiers sont poursuivis pour viol et/ou violences aggravées, et ont été suspendus. Cette affaire fait suite au décès d’Adama Traoré, et alimente une forte tension dans la commune. Suivant un rituel bien connu, les cars de CRS prennent position.

Les violences physiques sévères (entrainant un arrêt de travail, une hospitalisation) ou les interpellations musclées (parfois à l’origine de décès) sont des événements qui méritent d’être analysés au cas par cas. La justice le fait pour établir des responsabilités. On doit aussi les comprendre d’un point de vue plus systémique, comme la manifestation endémique et extrême d’une rugosité des relations ordinaires entre policiers et jeunes dans les quartiers ou villes pauvres.

Dans l’absence de publications régulières et obligatoires des blessures et décès dans le cadre des opérations de police, on peut néanmoins se retourner vers les enquêtes auprès de catégories de la population. Nous l’avons fait, Dietrich Oberwittler (Max Planck) et moi-même, pour comparer les niveaux de tensions en France et en Allemagne (dans 4 villes, sur plus de 20.000 adolescents, voir « De la police en démocratie », Grasset pour les détails). Les résultats sont assez spectaculaires (cf. graphique). Lors de bien banals contrôles d’identité, la tension est nettement plus fréquente en France qu’en Allemagne, et ce pour tout les segments de la population des jeunes (13-19 ans) ! Et encore plus nettement pour la population minoritaire.

Nous avons fait des calculs concernant le dernier contrôle vécu (qui est statistiquement représentatif de l’ensemble des contrôles, et mieux mémorisé), présentés dans le graphique ci-après. En Allemagne, les adolescents estiment que la police a pu devenir violente (verbalement ou physiquement) dans 4,5% des cas s’ils sont d’origine allemande, et environ le double (entre 8,2 et 9,2%) s’ils sont d’une autre origine (turque essentiellement). En France, les jeunes d’origine française sont 10% à estimer le contact violent, ce qui représente le double dans la population majoritaire ! Mais, la différence ne s’arrête pas là. En France, par rapport à la majorité, la minorité juge les contacts violents deux fois plus souvent pour les « autres » minorités et même trois fois plus souvent pour les jeunes d’origine d’Afrique du Nord (33,6%). Si l’on compare la principale minorité allemande (d’origine turque) et française (d’origine nord africaine), l’écart est donc marqué: 9,2% des premiers contre 33,6% des seconds.

La conclusion est assez simple. D’une manière générale, les interactions avec la police sont en France jugées plus agressives qu’en Allemagne, deux fois plus pour la majorité (4,5% contre 10%) et entre trois et quatre fois plus pour la principale minorité (9,2 contre 33,6%). Les tensions sont encore plus marquées dans les zones pauvres en France.

Cette hostilité enracinée se traduit parfois par des violences contre les policiers, et parfois par des violences des policiers contre les habitants, faisant perdre de vue la fonction de gardien de la paix (ou la possibilité de la réaliser) qui est celle confiée à la police. On attend que le ministre de l’Intérieur se préoccupe moins de minimiser les statistiques des voitures brûlées et de faire des déclarations martiales et impulse, enfin, une réflexion à la mesure du malaise profond qui marque durablement les relations police population des quartiers défavorisés en France. Sans direction centrale dédiée à l’amélioration des relations, sans doctrine, sans changement de la formation et du management, j’ai du mal à imaginer une amélioration à court terme. C’est pourquoi il est urgent de s’y pencher.

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