Appels à baisser les budgets de la police : « Ce qui se passe aux Etats-Unis est incroyable »

France Info / Propos recueillis par Yann Thompson France Télévisions publié le 08/06/2020 | 19:47

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Le chercheur Sebastian Roché se dit surpris par l’ampleur du mouvement « Defund the police », qui se développe en réaction à la mort de George Floyd.

« Les démocrates de la gauche radicale sont devenus fous. » Le président américain Donald Trump a vivement réagi, lundi 8 juin, à l’annonce du démantèlement de la police de Minneapolis et aux appels qui se multiplient dans le pays pour réduire les budgets du maintien de l’ordre, deux semaines après la mort de l’Afro-Américain George Floyd« La loi et l’ordre, et non le définancement et l’abolition de la police », a-t-il tweeté, toutes majuscules déployées.

Pour analyser le mouvement de contestation visant la police aux Etats-Unis, franceinfo a interrogé le sociologue spécialiste des polices Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et responsable Europe de la revue Policing and Society.

franceinfo : Le conseil municipal de Minneapolis vient de promettre de démanteler sa police pour « reconstruire un nouveau modèle de sécurité publique ». Coup de tonnerre ou coup de communication ?

Sebastian Roché : C’est comme annoncer la révolution. Rien ne garantit qu’on pourra changer toute la société ni qu’il n’y aura pas de contre-révolution derrière. Néanmoins, il est intéressant de voir qu’on pose la question des finalités de la police, au-delà de tel geste technique ou de tel réglement. C’est révélateur d’une crise systémique : le système est mauvais et doit être dissous.

A ma connaissance, cette annonce constitue une première. Face à des dysfonctionnements majeurs de polices locales, il y a déjà eu des enquêtes et des sanctions du ministère de la Justice. Toutefois, ce dernier n’a qu’un pouvoir de tutelle. La reconstruction ne peut se faire qu’au niveau municipal.

Ce qui se passe avec le mouvement « Defund the police », qui appelle à réduire les budgets de la police, est incroyable. Je n’aurais jamais pensé voir des thèses aussi radicales et ambitieuses prendre une telle ampleur dans l’Amérique qui a élu Donald Trump.

Cependant, il y a une certaine logique derrière tout cela. Ce mouvement rappelle ce que l’on a vu avec les prisons de la côte ouest, notamment en Californie : la croissance du système pénal a coûté tellement cher que les élus ont fini, il y a quelques années, par réduire la voilure, en faisant diminuer la population carcérale et en assouplissant la législation sur les stupéfiants.

Ce mouvement de définancement de la police est-il né avec la mort de George Floyd ou a-t-il des sources antérieures à ce drame ?

On en trouve des racines dans un ouvrage du sociologue américain Alex Vitale, paru en 2017, intitulé The End of Policing. Il explique que le problème de la police réside dans les missions qu’on lui assigne. Quand on présente la police comme la solution à tous les problèmes, on la détourne de ses missions, on l’hypertrophie et on la rend moins fonctionnelle. A l’époque de la publication, je me demandais comment une posture aussi réformiste, qui s’attaque à la structure même de la police, pourrait trouver un écho.

A Los Angeles, 40 à 50% du budget de la ville est consacré à la police. C’est ridicule. Le mouvement en cours aux Etats-Unis pourrait permettre de tailler dans les opérations inutiles, comme les contrôles d’identité, qui ne diminuent pas la délinquance mais augmentent le ressentiment. Les postes de dépenses concernant le matériel, très coûteux, pourraient être réduits. On peut imaginer des plans de départs aussi, même si tout cela sera nécessairement incrémental, progressif.

Les appels au définancement de la police visent à augmenter, en retour, les dépenses pour le logement, l’éducation et la santé. Ces trois facteurs sont déterminants dans les comportements futurs, donc on peut s’attendre à des effets positifs sur la durée. La délinquance naît des inégalités de masse et ce mouvement est à la hauteur des injustices aux Etats-Unis.

Quelle est l’ampleur de la vague Defund the police, qui semble partir de quelques villes seulement ?

Il est difficile de prédire ce qu’il va devenir mais, pour sûr, ce mouvement n’est pas négligeable. Il faut avoir en tête que les Etats-Unis sont un pays fédéral et que ce sont surtout les villes qui pilotent la police. 80% des forces de l’ordre dépendent de l’échelon local. Pour faire bouger la police, il ne faut pas une décision centrale comme en France, où la police est avant tout nationale.

Les chefs des polices locales aux Etats-Unis ont des systèmes d’échanges très développés et s’inspirent beaucoup les uns des autres. Là, on est sur des grandes villes, comme Minneapolis mais surtout Los Angeles et New York, qui ont de grosses forces de police, de gros clients et une grosse influence. Elles seront scrutées de près.

Les initiatives émanent surtout du camp démocrate. Ce mouvement révèle-t-il un clivage politique signifiant en vue de la campagne présidentielle ?

On retrouve le clivage classique entre les démocrates et les républicains. Les premiers, comme Bill Clinton en son temps, plaident pour une police orientée vers la communauté, le contact avec la population, le traitement des causes à la racine. En face, les républicains défendent une police forte, avec la thématique de la loi et de l’ordre héritée de Richard Nixon. Donald Trump a déjà entamé cette mise en perspective partisane ces derniers jours.

Derrière la stupéfaction provoquée par la mort de George Floyd, derrière ce choc moral, on peut s’attendre à une forme de contre-révolution conservatrice.

Les forces du statu quo sont moins visibles en ce moment, mais elles ne se sont pas évanouies. On peut imaginer une réaction fédérale par exemple, avec des aides pour muscler encore les polices locales. Dans cette histoire, tout dépend du diagnostic politique : si on y voit une crise des inégalités, on corrige les inégalités ; si on y voit un manque d’efficacité de la police, on renforce la police.

Pensez-vous que ce mouvement pourrait s’exporter en France ?

Depuis 2016, la Cour des comptes souligne le dérapage du budget de la police et de la gendarmerie, pour un résultat qu’on ne sait pas mesurer. Dès que quelque chose ne va pas, on fait appel à la police. On verbalise les comportements plutôt que de s’attaquer aux causes sous-jacentes.

La France fait partie des pays européens les mieux dotés en matière de police, mais c’est justement dans ces pays, y compris chez nous, que l’on observe les taux de satisfaction les plus faibles à l’égard de la police.

Il serait intéressant de penser au démantèlement de la police nationale. Ce serait même logique comme exercice, de temps en temps, tous les 50 ans peut-être. Refonder la police supposerait de la dissoudre pour la recréer sur des bases nouvelles. On pourrait imaginer une police plus régionalisée et un contrôle plus indépendant.

Manifestation en soutien à la famille Traoré : « La question des violences policières est en train de sortir des banlieues »

Interview à France Info Mis à jour le 03/06/2020 | 21:03; publié le 03/06/2020 | 16:44

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Pour Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS, le fait que ce rassemblement ait eu lieu devant le palais de justice de Paris signifie que le débat prend une ampleur nationale. Il fait le parallèle avec la mobilisation des « gilets jaunes ».

20 000 personnes se sont rassemblées dans le nord de Paris mardi 2 juin, dans la soirée, en soutien à la famille d’Adama Traoré et une semaine après la mort de George Floyd« Je n’ai jamais vu une mobilisation de cette ampleur par rapport aux violences policières », a déclaré mercredi 3 juin sur franceinfo Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des questions liées à la police. 

« Ce que je trouve très important c’est la localisation » de la manifestation devant le palais de justice de Paris, « le fait de déplacer la protestation vers les lieux qui peuvent régler, réguler la violence policière », explique le chercheur. « C’est un élément de politisation nouveau, la question des violences policières est en train de sortir des banlieues », estime Sébastian Roché.

franceinfo : Etes-vous surpris par l’ampleur de la mobilisation de ce mardi, surtout dans le contexte sanitaire actuel ?

Sébastian Roché : Oui. Moi, je n’ai jamais constaté, au cours de ma carrière, une mobilisation aussi importante et polarisée sur les lieux de pouvoir, parce que le tribunal est un lieu de pouvoir. Je n’ai jamais vu une mobilisation de cette ampleur par rapport aux violences policières. Il y avait une dynamique. On l’a d’ailleurs analysé dans un rapport non-publié, on voyait émerger en France une très grande quantité de petits collectifs qui dénonçaient telle ou telle violence policière. Le phénomène a été augmenté par l’épisode des « gilets jaunes ». Et maintenant, il y a le phénomène américain avec la mort de M. Floyd à Minneapolis. Et c’est cette conjonction d’une dynamique nationale et puis d’un contexte international qui, à mon avis, explique ce qui est en train de se passer.

La porte-parole du gouvernement a déclaré qu’il ne fallait pas tout mélanger, qu’il n’y a « pas de violence d’Etat instituée » en France. Vous pensez que les autorités françaises sont inquiètes ?

La crainte des autorités, c’est probablement qu’aujourd’hui la question des violences policières s’installe dans le débat public, et la question des discriminations aussi. La politique du gouvernement et des précédents gouvernements a été de nier le caractère discriminatoire de la police en France. Or, à la fois les travaux de l’Agence européenne pour les droits fondamentaux, du Défenseur des droits, de l’Ined, du CNRS et de Sciences Po ont tous montré depuis dix ans l’existence d’une discrimination policière en France, aussi bien à Marseille qu’à Lyon, qu’à Grenoble, qu’à Paris. Donc, c’est ce débat-là qui est en train, peut-être, de s’ouvrir en France.

Il y a eu une période, finalement, où la violence policière n’était pas dénoncée et était mal documentée. Aujourd’hui, elle est beaucoup mieux documentée par les vidéos.

Est-ce que ça veut dire qu’on pourra voir d’autres rassemblements de ce genre ? 

Je vois ça comme un moment dans une trajectoire. On a des leaders qui apparaissent pour contester l’usage de la violence par la police. Donc il y a quand même une dynamique en cours. Je ne pense pas que cette dynamique va s’interrompre, parce que les évènements de clash entre la police et les citoyens eux-mêmes ne se réduisent pas. Ce que je trouve très important c’est la localisation, le fait de déplacer la protestation vers les lieux qui peuvent régler, réguler la violence policière. C’est le ministère de l’Intérieur d’une part qui donne les instructions et qui a son système de contrôle interne, et puis, c’est la justice qui est un élément du contrôle externe. Et ça, c’est un élément de politisation qui est nouveau. Je crois que la question des violences policières est en train de sortir des banlieues. 

Je ferais un lien avec l’épisode des ‘gilets jaunes’, où des gens qui étaient des gens qui habitaient dans la campagne dans les petites villes et moyennes villes françaises qui se sont rassemblées à Paris ont fait cette expérience.

Elle est devenue un enjeu national de discussion, ce qui n’avait encore jamais été le cas. Et jamais aucun ministre de l’Intérieur n’avait décidé de réviser le schéma national du maintien de l’ordre, par exemple. Il faut vraiment que le gouvernement soit sous pression pour qu’il entame ce type de mesures. Il n’y a pas de convergence, à mon avis, des luttes des banlieues avec celles du reste de la France. Mais il y a une prise de conscience collective qui progresse.

Comment répondre aux attentes de tous ceux qui se sont rassemblés ce mardi soir ?

Il y a d’abord l’affirmation d’un leadership policier à la fois par le ministre et par les directeurs départementaux de la police, qui s’engagent dans une politique active de limitation des discriminations, et pas simplement de dire la police n’est pas raciste, mais de le montrer et de le prouver, de le documenter. Ensuite, il y a une nécessaire transparence des mécanismes de contrôle qui doivent venir également renforcer cette situation.