Culture civique. Mais qu’est-ce donc ?

Le civisme est un rapport à l’Etat qui se construit par l’accumulation d’expériences sensibles avec les agents des administrations (école et police notamment). Il ne s’apprend pas en classe comme une série de dates et de lieux.

Petite interview donnée au @cafepedagogique ici Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

https://www.cafepedagogique.net/2024/04/22/gabriel-evoque-lautorite-mais-ce-quil-met-en-place-cest-de-la-coercition-cest-tres-different

Lors de son discours à Viry-Châtillon, où le jeune Shamseddine a été battu à mort, Gabriel Attal a fait le choix de l’autorité, selon lui. Travaux d’intérêt général si les jeunes contestent l’autorité, collège de 8 heures à 18 heures dans les quartiers populaires, contrat d’engagement entre l’établissement, les parents et l’élève (qui n’est pas sans rappeler le règlement intérieur signé par ces mêmes personnes en début d’année), la levée de l’excuse de minorité… Un peu comme à son habitude, le Premier ministre fait le choix de s’attaquer aux conséquences des politiques publiques désastreuses en matière d’éducation plutôt qu’aux causes. Pour Sebastian Roché, politiste et auteur de « La nation inachevée. La jeunesse face à l’école et la police » (Grasset), le Premier ministre est dans une posture de coercition et non d’autorité, et il se défausse de la responsabilité du Président Macron en rejetant la faute sur les parents et les jeunes eux-mêmes. Il rappelle aussi que contrairement aux discours politiques, « nous ne sommes pas face à une recrudescence de la violence au sein de notre société ».

Le discours de Gabriel Attal montre une volonté d’autorité. Est-ce la bonne réponse à la violence d’une partie de notre jeunesse ?

Gabriel Attal montre une volonté de contrainte et non une volonté d’autorité, c’est fort différent. La volonté d’autorité serait que l’État regagne le crédit moral, le prestige qui fait que ses injonctions sont écoutées, précisément sans contrainte. C’est la différence classique entre le consentement et la coercition. Hannah Arendt, par exemple, dit que celui qui a de l’autorité est celui qui est « auteur de la règle », au sens où on reconnaît un droit moral à celui qui émet cette règle. Ce que fait Gabriel Attal, c’est tout le contraire. Il remplace l’autorité par la coercition, et cela à tous les niveaux. Il a le projet d’imposer des sanctions à tous. Aux parents. À l’école en imposant de nouvelles règles dans son fonctionnement – se lever quand un professeur entre, apposer des mentions dans le dossier scolaire des élèves qui auraient perturbé la classe… Et pour finir, avec un durcissement de la réponse pénale, et donc une augmentation de la sévérité des peines, ce qui signifie incarcérer plus longtemps une partie plus importante de la jeunesse.

On est donc face à un programme de coercition, un durcissement dont le Premier ministre ne se cache pas vraiment. Son programme de coercition est enveloppé dans les mots Nation, République et « culture civique » – une notion qu’il emploie d’ailleurs de façon erronée.

D’ailleurs cette jeunesse est-elle plus violente qu’il y a 20 ans ?

Il existe des faits de violence très graves qui se produisent, mais les tendances dans la société française, en général et pour les mineurs en particulier, ne sont pas à l’aggravation.

Par rapport à 2016, il y a à peu près 10% d’homicides en plus. Ces homicides se produisent à partir du niveau le plus bas que nous ayons enregistré depuis cinq siècles. Nous sommes sur des planchers historiquement bas de la violence homicide. Des planchers sur lesquels il y a un rebond – ce n’est pas une inversion de tendance, et il est lié non pas aux jeunes, mais à des organisations criminelles qui ont développé le trafic de la cocaïne avec 47 morts à Marseille l’année passée, par exemple, liés à ce trafic.

Nous ne sommes donc pas face à une recrudescence de la violence au sein de la société en général, le phénomène est très circonscrit à de petits segments qui utilisent la violence à des fins instrumentales. Il ne s’agit pas d’une perte de valeurs, mais d’une utilisation de la violence pour arriver à ses fins : éliminer la concurrence, protéger le commerce. Ce n’est pas un problème moral, mais un problème d’économie et de régulation d’un marché.

Dans les enquêtes que nous faisons auprès des jeunes pour évaluer la gravité perçue des faits, nous constatons qu’ils ont une évaluation calquée sur celle du système pénal. La violence avec homicide, la violence avec armes sont tout autant condamnées chez les jeunes que chez le reste des Français… Notre jeunesse a donc la même grille d’évaluation de la gravité que la population générale.

Depuis 1999, j’ai répété quatre fois une enquête de délinquance auto-déclarée auprès des jeunes. En France, et dans toute l’Europe aussi, on note une diminution très importante des vols simples, moins de ports d’arme… On a des jeunes moins délinquants aujourd’hui qu’en 1999 à l’exception de phénomènes nouveaux, comme les humiliations sur internet qu’ils sont 10% à pratiquer. Ils sont aussi moins nombreux à consommer du cannabis, environ 30% de moins que dans les années 2000. Les autres délits comme le racket, sont stables.

Pour résumer, même s’il faut toujours s’inquiéter du meurtre d’un adolescent par un autre adolescent, ces événements ne sont pas plus fréquents. Des commentaires politiques veulent nous faire croire à une tendance, alors que scientifiquement, c’est faux.

Vous évoquiez, dans une interview que vous nous aviez accordée, la part de responsabilité de l’école dans « la désaffiliation nationale ». Qu’est-ce que cela signifie ? 

L’école, la police sont des administrations qui ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. C’est la manière dont le service public, ou le service de l’enseignement privé sous contrat vont être mis en œuvre qui est à penser. L’école est un des socles sur lequel les sociétés se construisent. Le niveau d’éducation détermine la performance des administrations, des entreprises, la qualité de la justice. Tout le système social, politique et économique tel que nous connaissons repose sur le fait que les individus acquièrent des compétences.

Mais, aujourd’hui, il y a une ambivalence du système scolaire. Pour une partie de la jeunesse, il renforce l’intégration politique, la préparation au fait d’être un citoyen et d’exercer ses responsabilités – par exemple en votant. Et cet apprentissage ne se fait pas dans les cours d’éducation morale et civique, mais par l’acquisition d’une compétence subjective. Les élèves se sentent alors compétents pour participer au débat public, « je peux faire entendre la voix, je suis légitime, je suis compétent ». Cette compétence est beaucoup plus importante que de connaître des dates, fussent-elles importantes, c’est elle qui permet aux citoyens de prendre part au débat public.

Pour une autre partie des jeunes, l’école leur fait ressentir qu’ils n’ont pas de place dans la petite société que représente l’établissement, et donc dans la grande société politique. J’ai montré cela à partir de plusieurs grandes enquêtes empiriques.

La formation de la culture civique est liée à l’expérience concrète de l’école : les relations avec les professeurs – qui sont d’ailleurs meilleures en France que dans plusieurs pays voisins, la réussite scolaire qui en est aussi un élément essentiel – si on est désigné comme incompétent scolairement, il est improbable que l’on se sente compétent pour participer à la chose publique, et, enfin, la ségrégation sociale et ethnique vécue dans l’école. Lorsque les adolescents constatent qu’ils sont scolarisés dans un établissement ghetto, ils comprennent qu’ils valent moins, et donc qu’ils n’ont pas de place dans la Nation, que les institutions politiques n’œuvrent pas pour eux. Ils apprennent donc, avant même d’avoir le droit de vote, que ce droit ne vaut rien.

Gabriel Attal, lorsqu’il parle de culture civique, fait référence à un conditionnement moral. La culture civique, ce sont des attitudes par rapport à l’État : le vote, la reconnaissance des représentants de l’État – comme le Président. Les jeunes forment leurs idées générales sur l’État, sur la République, sur la citoyenneté, dans les relations les plus ordinaires qu’ils ont avec leurs professeurs, avec les policiers dans la rue. Ces relations ancrent leur expérience citoyenne puisque ces administrations sont le « bras » de l’État. Les élèves sont au point de distribution du service public, et de la qualité de ces contacts provient leur culture civique.

Faut-il le rappeler, la culture civique ne se forme pas par injection d’éducation morale et civique comme le prône le Premier ministre, par plus par des cours ex-cathedra théoriques sur l’Etat idéalisé, mais dans la rencontre de toutes ces expériences sensibles et concrètes.

Est-ce qu’une plus grande autorité des professeurs, le fait de se lever quand ils entrent, de rester au collège de 8h à 18h, graver dans le marbre les « protestations et contestations de l’autorité » peuvent avoir un effet « bénéfique » sur les élèves ? 

L’autorité du professeur, c’est comme l’autorité du Premier ministre. C’est un attribut qui vous est reconnu par le destinataire du message. La coercition, on la maîtrise, parce qu’on a les moyens de la mettre en œuvre, mais l’autorité, on vous la reconnaît, et cela les professeurs le savent bien.

La littérature scientifique montre que tous ceux qui acceptent la discipline sont ceux qui en bénéficient le plus. Ceux qui savent que se plier à la règle, c’est en être le bénéficiaire, que le cadre leur est profitable. Max Weber le disait déjà en parlant de ceux qui tirent profit d’un cadre culturel national.

Dans son discours, Gabriel Attal vise spécifiquement les zones d’éducation prioritaire. Il souhaite que les écoles deviennent des lieux de garde 10 heures par jour. Quel projet éducatif ! Faire de l’école un lieu de rétention. On est loin de l’idée de l’émancipation par l’école.

Et puis, le Premier ministre en remet une couche sur l’enseignement moral et civique. La France est le pays d’Europe qui a le programme le plus développé, en nombre d’heures sur tout le cursus. Pourtant, les travaux académiques montrent que les effets de ces cours sur le sentiment d’appartenance nationale ou encore la culture civique n’existent pas.

La relation à l’État, à la nation, est ancrée dans des expériences affectives. Apprendre des dates ne modifie pas la façon de voir la laïcité, la démocratie ou la citoyenneté. Seule la pédagogie active peut contribuer à l’expérience de la citoyenneté.

Il est assez terrible que Gabriel Attal, et ses conseillers, fassent autant fausse route au plan conceptuel. On ne saurait traiter efficacement un problème sans avoir les bons instruments intellectuels. Ils auraient pu s’appuyer sur les travaux de la recherche, ils n’auraient pas dit tant d’énormités.

Et les parents ? Le Premier ministre semble leur renvoyer la balle, comme si finalement, la violence d’une partie de la jeunesse était seulement de leur fait. Qu’en pensez-vous ? 

Il est assez troublant que le Premier ministre ne se rende pas compte que les collégiens d’aujourd’hui ont majoritairement eu Emmanuel Marcon comme président pendant leur vie d’écolier. C’est donc sa politique que le Premier ministre sanctionne. Il fait comme si tout était du fait des politiques antérieures au macronisme, et des jeunes eux-mêmes ou de leurs parents. Il oublie le peu d’appétence à la correction des inégalités et de la ségrégation ethnique qui affectent profondément l’expérience quotidienne des jeunes, et donc leur culture civique.

Gabriel Attal remplace la politique publique, l’action, par une indignation morale. C’est moins coûteux. Et, pour se disculper de toute responsabilité, le Premier ministre pointe du doigt les autres, en l’occurrence les parents. Ce n’est pas sans rappeler les émeutes de juillet dernier. Un policier tue un gamin qui ne le menace pas, et le Président explique que les émeutes sont de la responsabilité des parents.

C’est un retournement des causes et des effets. Les effets des inégalités à l’école ou devant la police, sont le socle d’une culture civique faite de distance et de suspicion vis-à-vis institutions politiques. Je concluais « La nation inachevée » avec cette phrase : « Si l’existence d’une collectivité politique dépend de son unité, le fait que chacun soit traité de manière égale en est une cause, pas une conséquence ». Elle me semble plus que jamais d’actualité.

« le maintien de l’ordre à la française, une sorte d’exception culturelle » ?

« Appuyé sur une connaissance intime des services de sécurité d’Europe et nourri par de nombreux entretiens de haut niveau, cet essai éclaire un débat essentiel sur la façon dont les démocraties doivent assumer le monopole de la violence légitime sur la voie publique tout en garantissant les droits fondamentaux dans les circonstances particulières de la manifestation » Lecture critique par Cyrille Bret. https://www.telos-eu.com/fr/societe/le-peuple-et-sa-police.html

Violences policières : « Le maintien de l’ordre part complètement à vau-l’eau et piétine toutes les règles »

Alors que les images de répression policière contre les manifestants se répètent, Sebastian Roché, chercheur au CNRS, pointe « l’usage de la violence non proportionnée et non-nécessaire, l’usage des nasses avec gaz, qui est complètement illégal, et le détournement de l’usage des gardes à vue ».

Voir l’ouvrage « La police contre la rue » (Grasset), novembre 2023

Par François Vignal  Temps de lecture : 16 min Publié le 24/03/2023 à 17:50 Mis à jour le 24/03/2023 à 18:11

https://www.publicsenat.fr/actualites/societe/violences-policieres-le-maintien-de-l-ordre-part-completement-a-vau-l-eau-et-pietine

A chaque soir son lot d’images sur les réseaux sociaux de forces de l’ordre qui interpellent parfois violemment des manifestants. Pour Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la police comparée, « on piétine complètement toutes les règles du schéma national du maintien de l’ordre ». « Le problème qu’on voit, c’est que la force n’est pas dirigée vers les gens dangereux », note celui qui est aussi expert pour les Nations Unies et le Conseil de l’Europe sur les questions relatives à l’encadrement des pouvoirs de la police. Sebastian Roché pointe notamment « les interpellations de masse pour dissuader de participer au cortège », avec « des personnes ramassées au hasard avec la technique de la nasse, et on envoie devant un officier de police judiciaire qui fait un PV Minority Report ».

Le chercheur note cependant que « la différence avec Didier Lallement, c’est la retenue dans l’usage des LBD ». « C’est un progrès, il faut le reconnaître », souligne cet universitaire. Reste encore de nombreux excès de maintien de l’ordre, comme les interventions des BRAV-M (brigades de répression des actions violentes motorisées), « inutilement brutales ». Pour Sebastian Roché, « les BRAV-M doivent être dissous ». « Le coup de matraque fabrique, ou plutôt détruit le citoyen, et détruit cette appartenance au collectif politique », analyse le chercheur, auteur de La Nation inachevée, la jeunesse face à l’école et la police (Ed. Grasset).

Il soulève aussi la question des forces de l’ordre qui ne portent pas leur numéro d’identification, le RIO. Or « pas de RIO, pas de conséquence aux mauvaises pratiques policières ». Selon le chercheur, « le gouvernement ne corrige pas ce problème pour maintenir la paix sociale dans les unités ». Il pointe aussi « la responsabilité politique ». Car pour le chercheur, « l’erreur individuelle, c’est l’excuse pour ne pas regarder les problèmes politiques ». Au fond, il rappelle que « le maintien de l’ordre est ultra-politique. On restreint la possibilité de dire qu’on est contre les règles ». Entretien.

De nombreuses associations comme la Ligue des droits de l’Homme, mais aussi la Défenseure des droits et même l’ONU dénoncent les excès et les cas de violence policière observés depuis plusieurs jours, dans le cadre des manifestations spontanées ou celle organisée, comme hier. On pensait jusqu’ici qu’on était dans un maintien de l’ordre post-préfet Lallement. Toutes les premières manifestations se sont bien passées. Puis, depuis le recours au 49.3 et les manifestations spontanées, la tension est là, des deux côtés. Qu’est-ce qui s’est passé et qu’en est-il de la doctrine de maintien de l’ordre appliquée ?

Ce qui s’est passé, c’est qu’il y avait un processus de contestation d’une loi qui a pris la forme de protestations dans la rue, organisées par les syndicats. Des protestations institutionnalisées. C’est ce qu’on appelle des formes non conventionnelles – le vote étant une forme conventionnelle. A partir du moment où le Président a souhaité interrompre le débat à l’Assemblée et ne pas aller au vote avec les 49.3, la pertinence de la participation à des manifestations encadrées en coordination avec la préfecture s’est effondrée, comme la porte était fermée au dialogue à l’Assemblée. Ça a fait exploser la colère. La colère était canalisée par les grands intermédiaires pour négocier que sont les organisations syndicales. C’est leur fonction. A partir de là, on a des explosions non-coordonnées de colère, auxquels se sont mêlés des groupes qui ont chacun leur agenda. On appelle black bloc de façon systématique des groupes organisés plutôt proche des thèses anarchistes, où la réforme de l’Etat par les institutions n’est pas possible.

Effectivement, face au problème de maintien de l’ordre, le gouvernement a changé son fusil d’épaule. Ce n’était pas que le préfet Lallement. A Lyon aussi on avait un maintien de l’ordre avec une mise en retrait des unités, qui n’étaient plus directement le long du cortège. On évitait de provoquer de l’agressivité en montrant des armes. Il y a eu des accrochages, c’est arrivé. Mais comparé aux gilets jaunes, le niveau de conflictualité était beaucoup plus faible. Il y avait des instructions nationales qui étaient de ne plus pratiquer un maintien de l’ordre aussi agressif.

Et quand on est entré dans la phase 2, c’est-à-dire que la porte de la négociation s’est fermée, là, c’était le vrai test pour le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, et les autres préfets. Car il allait être confronté à quelque chose qui ressemble aux gilets jaunes. Et là, on voit que les mauvais principes ont été pour une part poursuivis et pour une autre, pas poursuivis.

C’est-à-dire, quels sont ces mauvais principes ?

Les mauvais principes, c’est envoyer des unités non-professionnelles que sont les BRAV-M (Brigades de répression des actions violentes motorisées). Ce ne sont pas des pros du maintien de l’ordre, ce sont des couteaux suisses qu’on envoie dans toute sorte de situations. Celui à l’arrière de la moto est souvent de la BAC. On sait que ça avait fait des dégâts et le gouvernement choisit de continuer dans cette voie-là. Ce sont des interventions sauvages, mal coordonnées avec le reste du dispositif, inutilement brutales et dont les médias sociaux ont donné des dizaines d’illustrations. Et ça, c’est vraiment une décision politique, quand on va lâcher les BRAV-M, elles ne choisissent pas où elles vont. On sait que leur but officiel est d’aller au contact et de faire un maximum d’interpellations.

Le deuxième élément, ce sont les interpellations de masse pour dissuader de participer au cortège. C’est le deuxième pilier. On va priver des gens de liberté – pour 24 ou 48 heures, on n’est pas non plus en Russie – et on va ressortir. Mais ce sont des personnes ramassées au hasard avec la technique de la nasse, on ramasse tout, on envoie devant un officier de police judiciaire, qui fait un PV Minority Report. C’est-à-dire que vous êtes accusé car on pense que quelqu’un sait que vous allez faire quelque chose de pas bien. C’est une stratégie de police réfléchie.

Alors y a-t-il une différence avec la doctrine du préfet Lallement ou pas ?

Oui, la différence avec Didier Lallement, c’est la retenue dans l’usage des LBD. On a aussi des grenades, avec une mutilation, un pouce perdu pour le moment. C’est certain que ces armes n’ont pas leur place en maintien de l’ordre. Mais elles sont quand même utilisées. Les LBD, qui ont causé, lors des gilets jaunes, 30 mutilations avec ablation des globes oculaires, sont utilisés de manière limitée aujourd’hui. On voit peu de tirs filmés, mais on voit des menaces contre des journalistes avec les LBD en revanche. C’est une stratégie d’intimidation même s’il n’y a pas de journaliste touché. On essaie de contrôler les images, en limitant la liberté de la presse. C’est un problème qui doit être souligné. Mais en termes de blessures corporelles, on est pour l’instant à un niveau faible. Il y a derrière une instruction de ne pas tirer comme des malades, enfin en dehors de tout cadre réglementaire. C’est un progrès, il faut le reconnaître.

Mais globalement, le maintien de l’ordre part complètement à vau-l’eau et piétine toutes les règles énoncées dans le schéma national du maintien de l’ordre : la déontologie, parler avec respect, ne pas tutoyer ; le port du RIO (référentiel des identités et de l’organisation), qui est en pointillé, le port de cagoule, interdit en maintien de l’ordre. Elle est pourtant portée ; l’usage de la violence non proportionnée et non-nécessaire, l’usage des nasses avec gaz, qui est complètement illégal ; et le détournement de l’usage des gardes à vue. On piétine complètement toutes les règles du schéma national du maintien de l’ordre.

Faut-il revoir justement ce schéma national du maintien de l’ordre ?

Non, il faudrait déjà l’appliquer, même s’il est imparfait, et l’améliorer, par exemple, sur la redevabilité des agents. C’est-à-dire qu’on a le droit de demander des comptes aux policiers et aux décideurs. Or il n’y a rien dans le schéma sur ça.

Faut-il dissoudre les BRAV-M (brigades de répression des actions violentes motorisées) comme le demandent certains, notamment des députés LFI ?

Il y a toujours eu la volonté à la fois de quadriller le terrain et de pouvoir intervenir. Ça a toujours été deux éléments du maintien de l’ordre. Mais quand vous mettez beaucoup de moyens dans ce dispositif, 180 motos, vous orientez le maintien de l’ordre vers la confrontation. Je serai favorable à leur suppression, étant donné leur passif, un peu comme on a supprimé les voltigeurs. Ils doivent être dissous. Quelle est l’utilité pour la préfecture de police ? Pour autant, les préfets auraient du mal à se passer d’unités plus mobiles. La question, c’est de chercher la bonne approche. Ça veut dire des règles d’emploi et de sélection différentes et meilleures.

Les problèmes de répression policière viennent-ils selon vous de la formation des policiers et gendarmes ou plutôt des ordres qui leur sont donnés ?

Ce sont les ordres. Le maintien de l’ordre, c’est la partie la plus militarisée de la police, au sens organisé et planifié. Ce n’est pas comme la police de sécurité du quotidien. Dans le maintien de l’ordre, il y a un décideur qui est le préfet qui va valider ce que le commandement de l’état-major a préparé. Et ensuite, ce plan, qui est alimenté des informations reçues du renseignement territorial, et les contraintes en effectif, qui les limite, aboutit à une stratégie d’action pour le lendemain. Quand on va demander aux agents d’aller au corps à corps, on va envoyer les BRAV-M. Pour faire les nasses et interpellations massives, on va utiliser des unités faites pour ce type de fonction. Après, les agents eux-mêmes peuvent être perfectibles.

Il y a le paradigme du policier professionnel, qui est derrière son bouclier, qui est sous le stress, qui reçoit des projectiles. Mais il est formé à ça et réagit de façon placide. Il y a la question de l’orientation du maintien de l’ordre. Après, il y a la culture de l’organisation elle-même. On voit le contraste entre les gendarmes et les BRAV-M. Dans les travaux de recherche, on voit d’un côté la situation et de l’autre l’instruction, qui est le principal déterminant pour les agents. On le voit sur les tirs de LBD. Quand l’instruction est de ne pas le faire, il y a moins de tirs. Ça n’empêche pas les fautes, les erreurs. Mais l’erreur individuelle, c’est l’excuse pour ne pas regarder les problèmes politiques. La pomme pourrie, celui qui fait la faute et qu’on jette en pâture, c’est plus facile que démonter la responsabilité politique.

Les policiers et gendarmes font face aussi à une attitude violente d’une minorité. Cela ne leur complique-t-il pas la tâche et la recherche de la bonne réponse proportionnée ?

Bien sûr. Il y a une dimension de l’action qui est la configuration de la situation. Donc quand les policiers sont placés dans une situation où il y a plus d’agressivité, sont plus pris à partie, ça provoque une réaction de leur part. Mais la police – et c’est une norme qui se développe en Europe – a le devoir de réagir de façon proportionnée, d’utiliser la force que si cela est nécessaire et d’utiliser cette force que vers les groupes à l’origine des troubles. Et le problème qu’on voit, c’est que la force n’est pas dirigée vers les gens dangereux. Et quand on va nasser toutes sortes de personnes de façon indiscriminée, on ne répond pas à la menace bien réelle que vous indiquez, avec certains groupes qui sont rapides, mobiles, entraînés et qui vont détruire des abris bus ou des poubelles.

Dans ce contexte sensible de la réforme des retraites, peut-on voir aussi un usage politique du maintien de l’ordre ?

Mais c’est l’activité la plus politique de la police. Car c’est l’imposition par la coercition de l’obéissance. On ne peut pas trouver meilleure définition de la politique. La politique, pour un Etat, c’est la contrainte. L’Etat nous contraint par les règles, qui peuvent être fondées, par la taxation, par l’usage de la prison. Les Etats sont des systèmes de contrainte. La question, c’est la légitimité de ces contraintes. La légitimité est mise en question ensuite.

La question, ce n’est pas sa légalité – quoiqu’en France, elle est posée – mais sa légitimité. Est-ce que les gens acceptent ? C’est ce qu’on voit en Iran. Est-ce qu’on va dire aux femmes iraniennes, qui n’ont pas le droit de ne pas porter le voile, qu’on ne peut pas contester cela ? Est-ce qu’en démocratie, on permet de dire que les règles sont mauvaises ? C’est là que le maintien de l’ordre est ultra-politique. On restreint la possibilité de dire qu’on est contre les règles. La démocratie, c’est le conflit. La question, c’est comment on gère ce conflit. Et Emmanuel Macron a choisi, comme pour les gilets jaunes, une orientation très conflictuelle. En France, la chaîne de commandement est située à ce niveau-là. La police est nationale, donc centralisée auprès d’un ministre de l’Intérieur qui ne procède que de la volonté du Président. Il tranche les orientations.

Les policiers ne portent souvent pas le RIO, leur numéro d’identification, bien qu’il soit obligatoire. Comment l’expliquez-vous et quel en est la conséquence ?

Dans le schéma national du maintien de l’ordre, le RIO répond à l’objectif de transparence de la police. Mais le RIO lui-même est un numéro trop petit, trop long et peu lisible. Le RIO sert à pouvoir identifier les responsabilités des agents. Pas de RIO, pas de conséquence aux mauvaises pratiques policière. C’est aussi simple que ça. Il y a un enjeu énorme pour qu’il y ait un RIO de taille 20/20 cm. Et il faut que ce soit lisible de nuit à 20 mètres. Si on ne peut pas rechercher la responsabilité des personnes, on ne peut pas espérer un comportement impeccable en matière de maintien de l’ordre. Les gens savent que l’IGPN dira on n’a pas trouvé. Et le juge dira, on n’a pas trouvé.

Les chefs doivent commander. Mais les policiers ne sont pas toujours d’accord avec leur chef. Ils disent on nous envoie au casse-pipe et après on veut rechercher notre faute individuelle. La discipline a un prix pour la hiérarchie, en termes de temps passé et de conflictualité dans les unités. Donc le choix, c’est de ne pas faire appliquer la loi.

Dans ces conditions, peut-on aller jusqu’à parler d’impunité organisée pour les forces de l’ordre qui ne portent pas leur RIO ?

Je serais un peu moins sévère. Mais le gouvernement ne fait rien pour permettre l’identification individuelle, donc il ne corrige pas un problème qu’il connaît. Ce n’est pas organisé. Mais le gouvernent ne corrige pas ce problème pour maintenir la paix sociale dans les unités. Après une journée de maintien de l’ordre, les gars sont crevés, il faut qu’ils y retournent le lendemain. Est-ce que c’est le moment de s’engueuler sur le RIO ? La hiérarchie doit penser que non.

Ces cas répétés de répression policière mettent-ils à mal la confiance qu’a la population dans sa police ? Quel est ce niveau de confiance ?

L’expérience de la contrainte par la police, voire de la brutalité des policiers, a des effets que j’ai mesurés chez les jeunes. Dans mon livre La Nation inachevée, la jeunesse face à l’école et la police (Ed. Grasset), j’ai rassemblé 10 ans de recherches en France et aux Etats-Unis pour comprendre les conséquences du contact avec la police. L’expérience du contact qui se passe bien renforce les normes démocratiques dans la tête des adolescents. Quand ils ont un policier qui vient en classe les sensibiliser aux dangers de la drogue ou de la conduite rapide, ce bon contact fait qu’on croit davantage dans la République et qu’il y a une Nation française, un collectif où ils ont une place.

Quand ils sont mal traités dans la rue, les choses sont fortement corrodées. La mauvaise police va corroder l’idée que la République est bonne et qu’ils ont une place dans la Nation. Et ça, on le constate en France, comme aux Etats-Unis. L’exposition aux brutalités policières fait que les noirs américains ne se sentent plus citoyens à part entière. Les sous-jacents psychologiques sont les mêmes. Vous faites l’expérience de la citoyenneté dans votre chair, alors qu’on la représente de manière abstraite. Le coup de matraque fabrique, ou plutôt détruit le citoyen, et détruit cette appartenance au collectif politique. On n’y croit plus.

Gestion des foules ou maintien de l’ordre.

« La police contre la rue » (Grasset). Sebastian Roché & François Rabaté.
Pour comprendre l’évolution de la gestion des foules, les ajustements face au black bloc, les affrontements en mai 68, pendant les Gilets Jaunes, Sainte-Soline. Mais aussi les limitations des libertés, l’usage du LBD… Le tout avec profondeur historique depuis la 3eme République et et comparaison européenne avec nos voisins. Et des témoignages du défenseur des droits, de responsables syndicaux, de professionnels du maintien de l’ordre (police et gendarmerie).
Intro accessible sur le site de Grasset.

https://www.grasset.fr/livre/la-police-contre-la-rue-9782246828136/

La République contre la jeunesse ?

L’Etat contre la Nation. Que font la brutalité de la police et la ségrégation ethnique de l’école à la République ? Un résumé critique et en libre accès de “La nation inachevée. La jeunesse face à la police et l’école” @EditionsGrasset par Anaïk Purenne

« Comment les adolescent·es deviennent-ils et elles des citoyen·nes français·es ? Comment se fabrique concrètement la nation, entendue comme identité sociale partagée et socle de valeurs démocratiques communes, dès lors que « chaque génération […] est comme un peuple nouveau1 » ? C’est cette question, ambitieuse mais complexe, qui est au cœur de La nation inachevée. La jeunesse face à l’école et à la police. »

https://journals.openedition.org/sejed/12205

Mais qu’est-ce qui se joue derrière le clash police judiciaire vs Darmanin ? 

Mais qu’est-ce qui se joue derrière le clash police PJ / DGPN & Darmanin ? Pour le comprendre il faut remonter 40 ans en arrière pour mettre en perspective la question des structures et de l’efficience, et le deal ministère / syndicat. Voyons cela. https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/marseille-le-directeur-de-la-police-judiciaire-demis-de-ses-fonction-2630448.html

Un bras de fer est actuellement engagé entre le ministre Darmanin qui n’accepte pas l’opposition des organisations syndicales et apparemment d’une large partie des personnels (il n’y a pas de décompte) autour de l’organisation territoriale de la PJ qui serait + départementalisée si la réforme aboutit. Comment cela va-t-il évoluer ? La question de l’efficacité et la pertinence des politiques policières est soulevée régulièrement. Ainsi dès 1985, la loi de modernisation fait des constats et fixe des objectifs qui sont … les mêmes qu’aujourd’hui.

Le diagnostic d’ensemble de la loi vaut le coup d’oeil : « Au sein des démocraties occidentales, la France connaît le taux de présence policière le plus élevé : près de 4 agents de la force publique pour 1 000 habitants. L’augmentation des effectifs n’est plus une réponse suffisante ».

Affirmant « qu’il n’y a pas de fatalité à l’accroissement de la délinquance et que la police nationale peut et doit être un modèle pour le service public », elle trace les lignes de réforme vers l’efficacité : formation, équipements, présence des fonctionnaires sur le terrain. 

Le constat de la situation en 1985 n’a pas changé depuis cette date : la police française est clairement nombreuse / moyenne de l’UE, et le gouvernement veut mettre du bleu dans la rue. Comment ? Des économies latentes seraient possibles par la réforme de structure pense le gouvernement.

Une première tentative a eu lieu en 1992. Elle fusionne dans 1 direction centrale de la police territoriale les directions des polices urbaines, RG, et police de l’air/ frontières. Cela devait permettre une gestion globale des agents en évitant les pertes d’efficacité résultant de structures trop cloisonnées. Le décret est publié au Journal officiel du 21 février 1992. La réforme est abandonnée en 1993 par Pasqua, décret https://bdoc.ofdt.fr/doc_num.php?explnum_id=20573

Pourquoi ? On va comprendre. Les policiers travaillent de moins en moins. « en 1948, un policier travaillait 48 heures par semaine pendant 48 semaines. Il produisait 2 304 heures travaillées ». Avec les accords « Oudinot » au 1er janvier 1969 au 1er octobre 1976, c’est 41 h 30. En 1982, c’est 39 heures sur 47 semaines, et la durée annuelle de travail est de 1 833 heures par agent, soit une réduction de plus de 20 %. En 2019, c’est 1 607 heures. Les recrutements de policiers compensent les réductions du temps de travail.

On peut imaginer que c’est ce que le DGPN a aujourd’hui en tête, mais cette fois en incluant la PJ (qui ne l’était pas en 1992).

Mais, ce n’est pas le seul métier policier qui ne voit pas la réforme d’un bon oeil. La police est divisée en grands métiers: enquête, quotidien, ordre. En matière de sécurité du quotidien, qu’en France n’appelle sécurité publique, la plus importante réforme a été tentée en 1997-2002 sous le terme de police de proximité. Cette réforme, qui avait emporté l’assentiment de la population dans les zones où elle avait été mise en place a été auto-détruite par J. Chirac et N. Sarkozy (son ministre de l’Intérieur), progressivement à partir de 2002, et ce hors de toute évaluation rigoureuse de son efficacité (les évaluations de l’IGPN à l’époque sont des blagues administratives). Évoquée par le candidat Macron en 2017, sous un nom nouveau « police de sécurité du quotidien », elle n’a jamais vu le jours, et s’est transformée en dotation en tablettes et en augmentation du nombre d’agents dans la rue (comme en 1985), hors toute réflexion sur la doctrine.

Enfin, la police du maintien de l’ordre, comme on l’appelle en France, a été prise dans une tourmente avec le mouvement des gilets jaunes, et les 30 personnes mutilées par l’usage des armes « moins mortelles » de la police (contre zéro mutilé chez les policiers), et deux morts dans la période (dont 1 à Nantes, sans rapport avec les gilets jaunes). 2 morts sur 12 mois, il y a longtemps qu’on n’avait pas vu cela en maintien de l’ordre. La crise a déclenché le Beauvau de la Sécurité, qui n’a lui même débouché sur … pas grand chose, hormis l’accent sur le contrôle du tireur au LBD par un second agent (bon à prendre), et sur la communication vers la foule. Cette dernière n’a pas eu lieu dans l’épisode du stade de France, chaos indescriptible, où la police a été incapable de communiquer. 

L’organisation territoriale n’a donc pas évoluée dans sa structure lourde (sauf l’extension de la PP à la petite couronne, recreant de fait le département de la Seine comme emprise de la PP, il avait été supprimé en 1964). La doctrine de police de sécurité publique n’a pas bougé non plus depuis 40 ans, et on est revenu à la police réactive des années 80. Confiance et légitimité sont des mots inconnus en France. Et, la doctrine du maintien de l’ordre fait montre d’un immobilisme étonnant au regard des évolutions à l’étranger dans les démocraties européennes les plus approfondies (on l’on ne tire pas à la grenade et au LBD sur les manifestants en colère, je le rappelle pour mémoire). 

Ainsi, si la police française n’est pas complètement vitrifiée, sa capacité à ne pas changer est impressionnante. Et ce même quand on lui « donne » beaucoup, c’est à dire qu’on augmente son budget de manière généreuse (et aussi les rémunérations). La cour des comptes avait déjà noté dans un rapport thématique l’asymétrie de la relation gouvernement/syndicats. Les groupes professionnels et leurs représentants ont décidé d’imposer leurs préférences, une fois de plus.

Je pense que c’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le bras de fer actuel. Un ministre qui a « tant fait » peut-il accepter de ne rien recevoir, ou si peu ? Un ministre qui a reçu du Président l’instruction de mettre du bleu dans la rue, et donc de rationaliser la police, peut-il accepter ce refus ?

Je ne me prononce pas sur le bien ou le mal fondé de la réforme de la PJ, dont les risques sont caricaturés par les organisations professionnelles (qui se sentent obligées d’y aller pour ne pas être court circuitées comme en 2016 ?). Je me contente de souligner qu’il est vraisemblable qu’il y ait une limite à la fermeture à la transformation de la police. Elle ne se trouve pas dans les meurtrissures infligées à la population, dont le ministre s’accommode, mais dans le risque de normalisation de l’asymétrie entre pouvoir politique et administration, faisant du premier le serviteur du second. 

Darmanin soutien tous les policiers de France. Mais, à condition qu’ils le soutiennent en retour, ou tout au moins ne lui dénient pas sa fonction. C’est pourquoi, il y a des chances que le conflit s’envenime. 

Homicides policiers : « On est sur une année particulièrement problématique »

Par Héléna Berkaoui  
Le 10/09/2022

https://www.bondyblog.fr/uncategorized/homicides-policiers-on-est-sur-une-annee-particulierement-problematique/

En moins de 24 heures, deux personnes sont mortes sous les balles de la police. Pour Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, l’augmentation du nombre d’homicides policiers ne peut s’expliquer par la simple hausse des refus d’obtempérer, contrairement à ce qu’affirment les syndicats de policiers. Interview. 

Un homme est abattu par la police au volant de son véhicule. L’histoire se répète à Nice, Rennes, Stains et en cette rentrée pas moins de deux personnes sont mortes sous les balles de la police. Le bilan s’élève à 9 morts, depuis janvier, au prétexte du refus d’obtempérer.

Dans les médias, le narratif des syndicats de policiers tend à s’imposer : le problème serait la hausse du nombre des refus d’obtempérer. Circulez.

Interviewé par le Bondy blog, Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, réfute cette thèse. Il est l’auteur de De la police en démocratie (Editions Grasset, 2016) et de La Nation inachevée, la jeunesse face à l’école et à la police (Editions Grasset, 2022).

Selon lui, on ne peut réduire la question à la hausse des refus d’obtempérer. La modification législative de 2017, assouplissant la notion de légitime défense, doit être prise en compte. Depuis cette loi, cinq fois plus de personnes ont été tuées par des policiers, selon nos confrères de Basta!. Interview.

Comment expliquer la recrudescence d’homicides policiers qu’on a particulièrement observé en cette rentrée ? 

Les organisations syndicales majoritaires disent qu’il y a une explication unique : l’ensauvagement de la société. Selon eux, les policiers, pour nous rendre service, seraient obligés de tuer certains d’entre nous.

C’est leur grande thèse, ils l’ont appliqué à la circulation routière en disant qu’il y a de plus en plus de gens agressifs. Donc que ces morts sont le prix à payer pour que la société ne sombre pas dans le chaos.

Cette thèse est plutôt soutenue par le ministre de l’Intérieur et le directeur général de la police. Gérald Darmanin dit qu’il soutient complètement les policiers et le directeur général de la police affirme que « jamais la police n’est à l’origine de ce qu’il se passe ». Cela sans produire d’éléments à l’appui de ces affirmations.

Le précepte qui dirige la communication politique est : on a la meilleure police du monde donc elle ne peut pas faire de faute

Actuellement, le précepte qui dirige la communication politique est le suivant : on a la meilleure police du monde donc elle ne peut pas faire de fautes.

La deuxième explication, c’est la modification législative introduite en février 2017, qui assouplit l’usage des armes en France pour la police. Cette loi est votée alors que François Hollande est encore président de la République, c’est important de le souligner.

Les organisations syndicales ont demandé cette autorisation, ils l’ont obtenue et mise en avant comme une victoire des bons (les policiers) contre les mauvais (les délinquants).

Cette interprétation repose sur l’idée qu’il y a une relation entre ce que dit la loi et ce que font les policiers. C’est une possibilité, de même que l’augmentation du refus d’obtempérer, il ne faut pas éliminer ces différentes variables, il faut les étudier.

Quels changements observe-t-on depuis cette modification législative ? 

Il y a eu un effet immédiat. Cet effet n’est toutefois pas mécanique, il y a des variations selon les années. Là, on a une année particulièrement problématique.

Il y a une loi qui est votée et cette loi a une signification dans la tête des agents. Cela peut modifier leur comportement si l’organisation est tendue vers certains buts et si l’encadrement n’est pas suffisant. Il n’était pas écrit à l’avance que cette modification aurait cet effet.

Ce qu’on voit, c’est que la loi n’est pas bouleversée. Les grands principes sur lesquels est assis l’usage de la violence par la police ne sont pas changés, mais les pratiques le sont.

Est-ce qu’il y a d’autres éléments expliquant l’augmentation des homicides policiers ?

Il y a un troisième ensemble de facteurs, dont on ne connaît précisément pas les effets. C’est la compétence professionnelle des agents : les processus de sélection et les parcours de formation.

Là, on a des clignotants qui s’allument. Dans les premiers temps du mandat d’Emmanuel Macron, il y a eu une réduction très nette de la durée de la formation des policiers. Aussi, le fait d’annoncer plus de policiers dans la rue (plus de 10 000 au cours du premier mandat d’Emmanuel Macron) a mis une pression sur le système de recrutement et engendré une diminution des exigences avec une baisse des notes moyennes obtenues au concours. De plus, il y a la présence de policiers auxiliaires qui vont suivre une formation très légère et que l’on va retrouver dans la rue avec une arme.

On a donc un affaiblissement de la compétence des agents. Et les causes se combinent comme d’en d’autres phénomènes sociaux.

Le narratif qui s’impose dans les médias tend à expliquer ces morts par l’augmentation des refus d’obtempérer. En quoi est-ce biaisé ? 

Devant la multiplication du nombre d’homicides policiers, la stratégie des organisations professionnelles a été de les expliquer par les refus d’obtempérer. D’après eux, les policiers sont soumis à des phénomènes externes qui s’imposent à eux et ils ne font que y réagir.

Le ministre de l’Intérieur a fait des calculs un peu approximatifs pour appuyer la thèse des syndicats

Ils ont orienté le débat vers l’augmentation des refus d’obtempérer et le ministre de l’Intérieur a fait des calculs un peu approximatifs pour appuyer cette thèse. Mais en réalité, des refus d’obtempérer graves, il y en a 4 500 par an, donc une douzaine par jour sur une population de 70 millions d’habitants. Il y en a, mais ce n’est pas la vague suggérée par les statistiques du ministère de l’Intérieur.

Le travail politique des syndicats a été de cadrer la question en disant qu’il n’y avait pas de problèmes d’homicides policiers mais un problème de comportement chez certains automobilistes.

Mais la vraie question reste celle des déterminants de ces homicides policiers. Et on n’a pas de raison de considérer qu’il n’y en a qu’un, sans la moindre étude.

Les syndicats majoritaires, Alliance en particulier, adoptent un ton qui est extrêmement véhément et agressif dans les médias

Est-ce que vous observez un durcissement du discours des syndicats policiers ? 

Les syndicats majoritaires, Alliance en particulier, adoptent un ton qui est extrêmement véhément et agressif dans les médias. Mais sur le fond des propositions, ils ont un agenda qui est assez cohérent. Quand ils obtiennent le droit d’utiliser des tirs sur des personnes en fuite, c’est un long combat pour les syndicats.

Ils ont une ligne d’interprétation : la société est très violente, les policiers sont des victimes, ils ne peuvent pas se tromper. À partir de là, ils ont besoin d’être protégés, de disparaître dans les procédures judiciaires, d’avoir le droit de porter des cagoules, de ne pas porter leur numéro d’identification et de tirer.

Peut-être qu’on les entend simplement plus ? Qu’ils sont plus médiatisés ? 

Ils sont assez actifs et ont une certaine expérience des plateaux télés. Ils ont aussi l’avantage d’avoir des propositions d’un simplisme désarmant.

Leur problème, c’est toujours les autres : on a une mauvaise justice, des élus qui sont mous, une population sauvage. On pourrait qualifier leurs propositions de ridicules d’un point de vue de l’analyse, mais du point de vue du message, on peut leur reconnaître une certaine efficacité. Tout le monde peut aller à la télé et répéter ces slogans.

Mais on a eu des manifestations de policiers, notamment une devant l’Assemblée nationale en mai 2021. Une manifestation qui avait pour objet de faire pression sur le législateur et l’exécutif. Est-ce que ce n’est pas le franchissement d’un cap ? 

C’est surtout de la communication. Il ne s’agit pas de policiers qui se préparent à prendre le Parlement par la force. Leur force a surtout été de faire venir les hommes politiques de gauche, les écologistes et évidemment le ministre de l’Intérieur pour les soutenir.

Il s’agit plutôt d’une opération de communication où on a vu des partis progressistes (PS, PCF, EELV) s’aligner sur cette forme d’action syndicale.

La faiblesse de la pensée des partis de gauche explique la vigueur et la force des organisations syndicales

Est-ce qu’ils n’ont pas gagné quand on sait que le patron du Parti socialiste, Olivier Faure, se refuse à employer les termes “violences policières” ? 

Mon interprétation, c’est que la faiblesse de la pensée des partis de gauche explique la vigueur et la force des organisations syndicales. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas d’obstacles devant eux.

Depuis le début de l’année, on dénombre 9 personnes tuées dans ces circonstances. Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour que ça s’arrête ? 

Il faudrait, à court terme, qu’il y ait des instructions données pour faire respecter les principes de proportionnalité et d’absolue nécessité. Que cela soit rappelé par une instruction du ministre à tous les directeurs départementaux.

Ensuite, il pourrait y avoir une modification de la loi, mais ça prendrait quelques mois. Je ne suis pas persuadé qu’on aboutisse à un accord politique cependant. Le dernier levier, serait d’ajuster les formations, mais les effets de la formation prennent plusieurs mois, plusieurs années pour faire effet.

La seule chose qui peut avoir un effet rapide, ce sont des instructions hiérarchiques précises.

Propos recueillis par Héléna Berkaoui

Homicides policiers et refus d’obtempérer 

La multiplication des homicides policiers depuis plusieurs années, et en particulier l’annonce de onze décès consécutifs à des tirs policiers sur des occupants de véhicules pour la seule année 2022, a déclenché un très légitime débat public autour des causes d’un tel phénomène. Une question simple mérite réponse: la loi de février 2017, qui permet aux policiers de tirer sur des citoyens même lorsqu’ils ne représentent pas une menace grave et immédiate – s’affranchissant ainsi en partie du cadre de la légitime défense –, est-elle une cause de cette augmentation? La présente étude, fondée sur une analyse statistique rigoureuse du nombre mensuel de victimes de tirs, tend malheureusement à démontrer que tel est très probablement le cas. Il ne s’agit pas ici d’alimenter le faux débat qui voudrait que l’on soit pour ou contre la police – parler de la police n’a aucun sens indépendamment du comportement de ses membres –, mais plutôt de savoir si nous avons affaire à de la «mauvaise» police, et si ces actes dommageables trouvent leur source dans la loi. https://esprit.presse.fr/actualites/sebastian-roche-et-paul-le-derff-et-simon-varaine/homicides-policiers-et-refus-d-obtemperer-44252

Le gouvernement, le parlement et la police auraient-ils pu éviter l’augmentation des homicides policiers par tirs sur les occupants des véhicules ? La réponse est, malheureusement pour eux, positive: avant même la loi de 2017, il était déjà démontré que le nombre de tués varie en fonction de la loi ou de la règlementation dans une force de police. Ainsi, en 1972 le chef de police de New York, Patrick V. Murphy, a restreint les tirs aux situations où les policiers doivent protéger une vie, interdisant de tirer sur les suspects en fuite. Le résultat fut immédiat, avec une baisse du nombre de citoyens tués. https://www.syracuse.com/news/2011/12/former_syracuse_police_chief_p.html

De même, la police de Los Angeles modifia les règles d’autorisation de tirs en 1977, dans le but d’épargner des vies humaines. Avant 1977, les policiers pouvaient tirer pour éviter qu’un suspect refusant d’obtempérer ne s’échappe. Après, ce n’était plus possible que si la personne avait commis un crime grave. La loi eut bien l’effet anticipé, sans toutefois rendre le « modèle américain » désirable, vu d’Europe.

Ainsi, la relation entre a) la loi qui étend la légalité des tirs à un plus grand nombre de circonstances, et ce indépendamment de la gravité des infractions commises, et b) le nombre de citoyens tués était connue depuis 50 ans au moment où la France vote de telles dispositions.

Le congrès américain a publié le rapport suite à la mise en place d’une  » sous commission d’enquête sur le judiciaire ». C’est évidemment ce qu’on attend de l’Assemblée Nationale en France: examiner les faits et ajuster les lois en fonction de leurs effets réels.

La multiplication des homicides policiers depuis 2017 pose question

La multiplication des homicides policiers sur les conducteurs ou occupants de véhicules depuis la loi de 2017 mérite attention. Encore deux morts de plus. Les diagnostics de la perte d’autorité ou la violence grandissante sont les mamelles des discours de certains syndicats de police, et de certains de leurs conseils. Pourtant, aucune preuve précise n’a été apportée sur les refus d’obtempérer comme indicateurs de ces tendances. Il faut commencer par le commencement : il n’y aurait pas de refus d’obtempérer s’il n’y avait pas de contrôle. Plus on demande à des contrôleurs de faire des contrôles plus il va y avoir des refus. C’est mécanique. Ceci signifie que pour affirmer qu’il y a une propension croissante au refus d’obéir il faut connaître deux valeurs : le nombre total de contrôles réalisés, et le nombre total de refus.

Or, l’onisr ne publie pas le nombre total de contrôle. On ne peut donc pas affirmer que la propension au refus augmente, car … on n’en sait rien ! On peut regarder, faute de mieux, la part des refus avec mise en danger par rapport aux refus sans mise en danger. Et que constate – t – on ? En 2012 il y a 2.500 refus dangereux contre 19.000 refus non dangereux (total 21.500). C’est 13% de refus dangereux. En 2020 (dernière année dispo) il y a 4.500 contre 26.600 (total 31.100) soit 16% de refus dangereux. Il y a bien une modification de 3 points en 10 ans, mais rien qui ressemble à un tsunami. L’essentiel de l’augmentation pourrait bien être liée à l’augmentation du nombre total des contrôles (approximé ici par le total des refus, dont l’essentiel est fait de refus simples). Surtout, cette hausse de 3 points n’explique pas la hausse de la violence policière. L’usage des armes est l’expression la plus directe de celle-ci. Il n’existe pas encore d’étude publiée dans un journal académique, il faut rester prudent, mais les premières évaluations à partir des sources ouvertes de l’usage mortel des armes par la police est assez inquiétant. En effet, le site bastamag parle d’une augmentation sans rapport avec quelques points, bien plus massive https://basta.media/refus-d-obtemperer-quatre-fois-plus-de-personnes-tuees-par-des-policiers-depuis-cinq-ans… Le rapport annuel 2021 de l’IGPN confirme d’ailleurs l’élévation du nombre de tirs. Ceci a poussé la Défenseur des droits à se saisir du dossier https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/06/28/refus-d-obtemperer-la-defenseure-des-droits-se-saisit-de-trois-dossiers-mettant-en-cause-des-policiers_6132322_3224.html

Si les résultats se confirmaient, ils expliquerait le bruit médiatique de certains syndicalistes de police (et leurs mantras: perte de l’autorité et société devenue plus violente) : il aurait pour but de faire rater aux journalistes la tendance de fond faite d’augmentation des violences policières mortelles. Et… cela n’a d’ailleurs pas trop mal marché car même la presse de qualité reprend les propos des dites organisations « L’affaire de Vénissieux illustre la recrudescence et la dangerosité des refus d’obtempérer » https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/08/20/l-affaire-de-venissieux-illustre-la-recrudescence-et-la-dangerosite-des-refus-d-obtemperer_6138509_3224.html titre ainsi Le Monde.

La multiplication des tirs policiers mortels est un danger pour le 1er des droits humains, le droit à la vie. Et le fait que certaines personnes tuées par la police aient commis des délits n’autorise pas à les exécuter. Il faut questionner la pertinence de la stratégie de multiplication des contrôles. Sont-ils efficaces ? Réduisent ils effectivement la délinquance ? Rien ne prouve que leur multiplication a bien l’effet qu’on leur prête. Sont-ils efficients, c’est à dire leur efficacité est elle élevée en tenant compte de leurs coûts ? On peut en douter étant donné le nombre de tués dénombrés. Le coût social de la police est donc de plus en plus conséquent, pour un gain inconnu.

J’ajoute que la quasi impossibilité (même si elle n’est pas totale) par une cour de montrer la responsabilité du policier tireur – en raison d’une loi trop floue- ouvre plus grande encore la boite de Pandore de la violence policière, et qu’il sera fort malaisé de refermer.